Les tueurs en série ne sont pas tous américains et ils ne sont pas apparus du jour au lendemain pour donner des sueurs froides aux amateurs de thrillers. De Locuste au premier siècle apr. J.-C. à Michel Fourniret, de Jidong sous la dynastie des Han à Émile Louis en passant par le Dr Petiot ou Francis Heaulme, les serial killers ont toujours existé.Au XIXe siècle, en France, deux assassins récidivistes, un tueur de bonnes et un éventreur de bergers, défrayèrent la chronique, affolant le bourgeois comme le paysan. Il s’agissait de Martin Dumollard (1810-1862) et de Joseph Vacher (1869-1898).L’un accusait tantôt des barbus, tantôt une mystérieuse femme, de le pousser au crime, l’autre tenait les médecins d’un asile et Dieu en personne pour responsables de ses horreurs commises. Viols, étouffements, étranglements, mutilations et même castrations furent durant plusieurs années leurs activités principales. L’un fit tourner un juge en bourrique, l’autre éveilla chez un magistrat un vrai talent de profileur. À l’époque, on ne connaissait même pas le mot. Ni d’ailleurs ceux de tueur en série ou serial killer.

Extrait N°1

Le 12 février 1814, Montmirail (département de la Marne)

 

1.

 

La nuit était désormais complète. Épaisse. Tragique. Le sol était jonché de cadavres d’hommes et de chevaux. La neige virevoltante commençait à recouvrir les corps, les fûts de canons, les fusils, les caisses de munitions, les sabres abandonnés et surtout les sentiments et les espoirs perdus à jamais dans cette triste plaine. La bataille avait été rude et, bien que largement minoritaires, les troupes napoléoniennes avaient réussi, provisoirement, à bloquer les alliés de la sixième coalition européenne préfigurant le Traité de la Sainte-Alliance grâce, notamment, à la Vieille Garde. Le silence était lourdement retombé sur Montmirail comme une chape de plomb en ce 12 février 1814, après un déferlement de bruits, de fureur, d’hémoglobine. Des milliers de corps meurtris. Des milliers d’estropiés. Des milliers de vies brisées. Les mains de Napoléon dégoulinaient de sang.

À peine dissimulé derrière un canon de douze livres, pourquoi d’ailleurs se cacher, il n’y avait plus âme qui vive à une demie lieue à la ronde ? Ivan Mihailovich observait minutieusement le champ de bataille sinistre et dévasté. À côté de lui son sac de jute était déjà bien rempli d’objets hétéroclites. Bottes, longues-vues, couteaux de toutes tailles, sabres, bijoux de pacotille, alliances…

Et surtout de l’argent, essentiellement en pièces de monnaie impériales, russes, prussiennes, autrichiennes.

Tout à coup son attention se porta sur un officier dont le corps inanimé était attaché à un cheval par l’étrier droit. Le pied du soldat était resté coincé sous l’animal gisant. La bête avait eu le cou transpercé par une baïonnette toujours visible.

Le voleur de cadavres se redressa. Son regard avait-il été attiré par un mouvement ? Le doute l’envahit. Le Prussien avait-il imperceptiblement bougé ? Mais ce n’était pas uniquement cela qui avait éveillé l’intérêt du Hongrois. Quelque chose l’intrigua et il n’aurait su dire quoi. Alors, il quitta son poste d’observation et marcha lentement vers l’officier et son cheval. Quand il fut à même de le dévisager de près, il comprit enfin : il avait reconnu le comte de Sommerskrauss ! L’homme respirait faiblement et ses lèvres remuaient. Il avait une vilaine blessure à l’épaule sans doute provoquée par une balle de fusil Charleville 1777 à silex.

Au moment où Ivan Mihailovich se pencha sur le visage de l’officier, celui-ci ouvrit aussitôt les yeux. Passé un instant de stupeur, le Hongrois lui asséna un coup de poing à tuer un bœuf. Le comte retomba dans les pommes. Le malandrin fouilla avec la maîtrise de l’expert l’habit du militaire. Il dégota de la menue monnaie, une lunette en laiton et une montre. Sans prendre la peine d’évaluer son butin, il l’enfourna et retourna chercher son sac.

Assis au pied du canon, il inspecta cependant la montre gousset par le détail. Elle était en or. Au dos de l’épais boîtier figurait un écusson serti dans un cercle de diamants aux armes de la famille Bergkruffer von Sommerskrauss. Il ne s’était pas trompé, Ivan Mihailovich venait de dépouiller celui sous lequel il avait servi comme brigadier en 1810, à Bade, avant de déserter. Il ne perdit pas de temps et dévala le ravin de Coulgis avec son butin. Cinq jours de marche jusqu’à Dombes et la Côtière dans l’Ain en passant par la forêt d’Orient. Sans se faire arrêter ni même remarquer. Un exploit !

 

2.

 

Il avait désormais amassé suffisamment d’argent et de joailleries diverses et variées pour agrandir sa petite ferme où l’attendaient depuis six mois déjà son épouse Marie-Josèphe et son fils Martin.

Il parlait très bien l’allemand, le croate et surtout le français qu’il avait appris avec une facilité déconcertante aux hasards de ses pérégrinations européennes depuis qu’il avait quitté sa ville natale de Pest, sur le Danube, après avoir tué un apothicaire lors d’un cambriolage qui avait mal tourné.

Le sordide métier de voleur de cadavres avait un inconvénient et un avantage. Le désagrément était bien sûr de risquer sa vie en allant d’un champ de bataille à un autre dans une Europe dévastée par les guerres et les pillages incessants. L’avantage ? Les morts ne portent pas plainte ! Mais le comte de Sommerskrauss, comme on le verra plus tard, avait gravé dans sa mémoire le visage au front fuyant et à la bouche grimaçante de son ancien brigadier qui, pour on ne savait quelle raison, se faisait parfois appeler par le patronyme français Raymond.

C’est d’ailleurs ce prénom qu’il avait adopté dès qu’il s’était installé dans l’Ain en 1807. Plus exactement à Dagneux où, lors de son mariage, il se déclara Raymond Dumollard propriétaire d’une modeste ferme à l’écart du village. À Dagneux, l’attendaient donc Marie-Josèphe et leur fils Martin, six ans, affublé d’un disgracieux bec-de-lièvre. Comme son père.

Dumollard, un nom très répandu entre Lyon et Jura, Rhône et Savoie, un excellent moyen pour se fondre dans la masse et se laisser oublier. Parfois, le hasard fait très bien les choses. Mais c’était sans compter la déconfiture napoléonienne. Car, dès 1815, les troupes autrichiennes pénétrèrent dans l’Ain. Et, à leurs yeux, le fugitif coupable de désertion, de meurtre et de diverses grivèleries était toujours Ivan Mihailovich, sujet hongrois, né à Pest en 1789…

Martin Dumollard, le tueur de bonnes et son épouse

Extrait N°2

Le 28 février 1855, forêt de Montaverne, commune de Tramoyes (département de l’Ain)

 

1.

 

Les membres du groupe sont maussades. Cela fait le deuxième jour consécutif qu’ils risquent de rentrer bredouilles. Il pleuvote. Il est déjà le milieu de la matinée et le ciel s’assombrit en ce mercredi frisquet. Les quatre chasseurs mènent sans trop y croire une battue commencée vers sept heures. Ils approchent de l’étang des Brouilles.

— On a qu’à se faire des bécasses. Le notaire dit que du côté de l’étang des Chevreaux il y en a beaucoup depuis une huitaine, dit Rambert Pernoux.

— C’est vrai ? demande Paul Lemercier, reprenant espoir. 

Les quatre hommes gravissent la colline, puis la redescendent, et se séparent de quelques dizaines de mètres chacun. Contre toute attente, il y a un rayon de soleil, puis le ciel soudain s’éclaircit. Il n’en faut pas plus pour remonter le moral des chasseurs, d’autant que Jacques Compagnon vient de tirer avec succès deux oiseaux. Les exclamations et les rires fusent. Les quatre comparses couvrent un espace d’environ cent cinquante mètres avec leurs chiens quand le sexagénaire Rambert Pernoux, un chasseur chevronné, agriculteur de son état, s’étonne de voir au sol un ruban jaune. Il allait presque marcher dessus et il se penche pour le ramasser quand il entend un cri…

 « Nous avions déjà passé une assez grande étendue de taillis, racontera-t-il un peu plus tard au juge Guénot… sur les onze heures et demie, le nommé Compagnon nous a appelés. Faut dire qu’il a du coffre le gaillard.

Nous avons tous entendu. Au même moment j’abattais une belle pièce, mais au lieu d’aller la récupérer dans un fourré, mon chien Élios a filé à l’opposé, c’est-à-dire dans la direction de Compagnon. Il aboyait furieusement, l’animal ! Cela n’avait rien à voir avec les gémissements joyeux d’un chien de chasse ayant retrouvé le gibier tiré par son maître. Alors on s’est tous rués vers notre camarade. Et on l’a vue… la jeune femme. Nue. Morte.

C’était dans une petite clairière dégagée. Au centre, au milieu d’une pelouse de quelques mètres carrés, y avait le cadavre d’une femme complètement dépouillée de ses vêtements. Les chiens n’osaient pas approcher puis le sang les a attirés. On les a éloignés. Le sang imbibait le sol, particulièrement sous la tête. Le visage était comme labouré. Un bonnet de tulle noir ensanglanté, un mouchoir, un col, un débris de ruban bleu et une paire de souliers entouraient la morte ».

Le cultivateur précise lors de sa déposition : « Le corps était étendu à terre, comme couché légèrement sur le côté. Les effets étaient mouillés, ce qui ne nous étonna pas parce qu’il avait plu pendant la nuit et qu’il était tombé quelques gouttes d’assez bonne heure dans la matinée. Les clous de ses chaussures commençaient à rouiller, ce qui m’a fait croire que le crime n’avait pas été commis le même jour… Compagnon a essayé de soulever une jambe, elle pliait en forçant un peu… »

Extrait N°3

Le procès et la controverse

 

1.

 

Journal La Lanterne, dans son édition datée du 28 octobre 1898 :

« Bourg, 26 octobre – C’est devant une salle comble que s’ouvrent les débats de l’affaire Vacher, devant la Cour d’assises de l’Ain. Un service d’ordre très important occupe les abords et l’intérieur du Palais.

« À huit heures et demie, Vacher est amené par les gendarmes dans la salle d’audience.

« L’accusé lève les bras au ciel en s’écriant : Gloire à Jésus ! Gloire à Jeanne d’Arc ! Au grand martyr du temps ! Et gloire au grand sauveur !

« En proférant ces cris incohérents, Vacher roule sur l’auditoire des yeux furibonds.

« L’homme est de taille moyenne, âgé de trente ans ; ses cheveux sont très noirs, sa barbe, clairsemée sur les joues, est coupée en pointe. Il est vêtu d’un complet marron de couleur passée, et tient dans sa main fébrile son fameux bonnet de poil de lapin ».

Le personnage est à tel point menaçant et perturbé que le président croit utile de prévenir l’accusé qu’il a intérêt à se tenir à carreau et que toute tentative de violence de sa part sera immédiatement réprimée par les gendarmes. Pour toute réponse, Joseph Vacher hausse les épaules et toise le magistrat d’un regard méprisant. Ambiance glaciale !

À la lecture de l’acte d’accusation, on apprend que le Parquet n’a retenu que les révélations faites devant le juge Fourquet et vérifiées par lui. Donc on se bornera à une période qui commence à la date de la sortie de l’Éventreur du Sud-Est de l’asile Saint-Robert, c’est-à-dire le 1er avril 1894 et s’achève au jour de son arrestation le 4 août 1897 dans l’arrondissement de Tournon. Durant ce laps de temps on peut sans risque d’erreur attribuer à Vacher onze meurtres : quatre garçons, six jeunes filles et une vieille femme, avec en plus une tentative de viol sur une enfant de onze ans.

Le journaliste de La Lanterne déplore que « le Parquet n’ait pas cru pouvoir rechercher si d’autres attentats du même genre, à l’égard desquels des charges pèsent sur l’accusé, mais qu’il n’a pas avoués, ne lui sont également pas imputables.

« Le seul crime dont Vacher a à répondre devant le jury de l’Ain est relatif à l’assassinat du jeune berger Victor Portalier, âgé de seize ans, dont le cadavre, affreusement mutilé, fut découvert le 31 août 1895, au lieu-dit le Grandpré, situé sur la commune de Benonces (Ain) ». Revenant à ce qu’il se déroule dans l’enceinte du tribunal, le journaliste note que lors de la lecture de l’acte d’accusation avec force détails scabreux et monstrueux un murmure d’indignation monte dans la salle. D’ailleurs, à un moment, s’interrompant, le président de Coston précise que les âmes sensibles peuvent quitter l’audience, ce que font deux ou trois « dames élégamment vêtues » !

Pendant ce temps, « Vacher se livre à une mimique extravagante, il fait des gestes de dénégation, bat des mains » et se passe à plusieurs reprises le pouce sous le menton, singeant ce qui l’attend : la guillotine.

Après la lecture de l’acte d’accusation, c’est au tour de la défense. L’avocat de Vacher demande une nouvelle expertise. La seule possibilité de sauver la tête du tueur de bergers est de plaider la folie. Et c’est là que commence la controverse. Joseph Vacher est-il oui ou non responsable de ses actes ?

Extrait N°4

« Le juge et l’assassin »

 

1.

 

Dans la matinée du 24 août 1895, à Saint-Ours, en Savoie, Joseph Vacher égorge dans sa maison une certaine veuve Morand âgée de 58 ans. Il la viole puis il s’enfuit non sans avoir soigneusement fermé la porte à double tour et gardé la clef.

Les enquêteurs repèrent sur les vêtements de la victime des taches de graisse. Or dans le sac de Joseph Vacher, on a découvert un flacon d’huile dont il n’a pu préciser l’emploi… les limiers se demandent alors si le meurtrier n’aurait pas eu besoin de cette huile pour pratiquer le viol anal post-mortem. Ce détail sordide sera rarement rendu public ou alors de façon détournée : « on n’ose repassant quel attentat plus odieux que le viol… »

C’est quelques jours après ce crime que, revenant à Bénonces…

« De Saint-Ours, je suis retourné à Bénonces, où j’ai tué un jeune garçon que vous me dites s’appeler Portelier, mais dont je ne savais pas le nom ; il était debout, je crois, dans un herbage où il gardait son bétail.

« Je suivais un chemin qui conduisait à la montagne et passait non loin du pré. Je me suis approché du berger. Je ne lui ai rien dit, il ne soupçonnait pas pourquoi je m’approchais de lui. Je l’ai saisi brusquement à la gorge. Je l’ai tué avec un couteau dont je ne me rappelle pas la forme et que j’avais sur moi. Je lui ai coupé la gorge et je crois aussi lui avoir arraché les parties sexuelles avec les dents. J’aurais préféré abandonner certains détails en ce qui concerne certaines vilaines choses que j’ai faites, et je crains que l’exemple de ma maladie ne devienne nuisible à la moralité de la jeunesse… vous me demandez comment j’étais habillé, je ne m’en souviens pas ; si je me suis lavé après le crime, je ne m’en souviens pas non plus. J’ai traversé ensuite des bois. Au surplus, il n’est pas possible de me rappeler d’autres détails, en raison de l’état dans lequel je me trouvais ».

 

Joseph Vacher, 28 ans, sera jugé pour onze meurtres et viols en 1897, mais condamné à mort pour un seul crime. Toutefois on lui attribue plus d’une cinquantaine de crimes perpétrés en une dizaine d’années, entre 1887 et 1897. Et ce à travers une grande partie de la France, de l’Isère jusqu’aux Basses Pyrénées (Pyrénées-Atlantiques) en passant par Dijon, Tournai, Le Mans, Moissac ou encore Reims et Neufchâteau. Il erre, avec un simple baluchon ou une besace. Il lui arrive parfois de faire jusqu’à soixante kilomètres par jour, marchant plus de douze heures d’affilée.

C’est le juge d’instruction Émile Fourquet, véritable profileur tel qu’on en croise dans les thrillers modernes, qui met fin à cette terrifiante série criminelle. En fait, lorsqu’il est muté à Belley, il rouvre le dossier du meurtre de Victor Portalier à Benonces. Son prédécesseur, un certain Devaine, l’avait fermé et classé. Fourquet trouve des similitudes avec un autre crime présentant le même mode opératoire celui commis à Courzieu-la-Giraudière dans le Rhône, en juin 1897.

Extrait N°5

Curiosités funèbres

 

Le bourreau qui exécuta Joseph Vacher, on l’a vu, faisait des crises d’hématophobie de plus en plus rapprochées vers la fin de sa carrière. Plusieurs fois, à la vue du sang qui giclait du cou des condamnés, il manquait se trouver mal. Un comble pour un bourreau !

Il fut, à sa demande, relevé de ses fonctions tout de suite après la décapitation de l’éventreur du Sud-Est. Son fils, Anatole lui succéda immédiatement.

Après la première exécution de ce dernier (Troyes, 14 janvier 1899), on pouvait lire dans les Annales Politiques et Littéraires du 12 février à propos d’Anatole, débutant :

« Tous les journaux s’accordèrent à rendre justice au jeune monsieur Deibler qui montra pour ses débuts à Paris un tournemain et une aisance de vieux praticien. Jeune, élégant, vêtu d’une redingote de couleur sombre, comme un témoin de duel sélect, il réalise dans la perfection le type du bourreau moderne. On peut, après cet heureux essai, lui prédire une belle carrière et un nombre respectable de représentations. »

Joseph Vacher, l’éventreur de bergers

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