Chapitre un

     Le plus petit des deux Chinois met une main à sa ceinture, à la hauteur de son pistolet. L’autre regarde alentour avec un soin extrême, puis il s’avance prudemment vers la ruelle sombre. L’instant d’après, il revient sur ses pas pour échanger quelques mots avec son coéquipier.

     Les deux soldats reprennent leur marche dans la rue principale pour se fondre dans la foule encore nombreuse à cette heure tardive. Il est déjà plus de 23 heures.

     Dans une venelle, de dessous un porche une silhouette se détache. Elle fait quelques pas et débouche dans la rue, tourne à gauche et descend une volée de marches avant d’emprunter une autre voie, beaucoup plus animée ; elle disparaît sur la place du Marché. Deux cents mètres plus loin, elle réapparaît pour s’engager dans un passage discret et se retrouver dans une allée, à la limite de la ville, non loin de l’enceinte du camp militaire chinois. Maintenant, elle avance en rasant les murs. À la lueur d’une lampe, on peut apercevoir un homme robuste. Il porte un paquet.

     Cet homme longe un parapet sur deux ou trois cents mètres. Il se retrouve aux abords d’un étang dans lequel, l’après-midi même, deux obus de mortier, tirés par les Chinois, sont tombés. Ceci non loin de la porte septentrionale du Norbulinka, le Palais d’Été. Puis il arrive devant l’entrée de la chapelle de Mahakala, divinité tutélaire personnelle du Dalaï-Lama.

     À Lhassa, car nous sommes dans la capitale tibétaine dans la nuit du 17 au 18 mars 1959 ; à Lhassa, la coutume veut que le voyageur, avant d’entreprendre son périple, vienne se recueillir dans cette chapelle.

     Après un instant d’hésitation, l’inconnu pousse la lourde porte non sans avoir jeté un coup d’œil inquiet par-dessus son épaule. L’imposant panneau s’écarte dans un long et sinistre grincement. À l’intérieur, de nombreux moines en robe jaune et rouge psalmodient au pied de la statue du Protecteur. Des lampes à beurre, dans des coupelles d’or et d’argent, éclairent par douzaines toute la salle, faisant danser d’étranges ombres sur les fresques aux couleurs vives. Une forte odeur d’encens flotte dans l’air. Sur l’autel, une offrande de thé et de beurre attend dans une assiette finement ornée de fleurs peintes.

     L’homme, en robe de paysan, faiblement éclairé par les lumières, s’avance vers l’autel, son paquet toujours soigneusement plaqué contre sa poitrine. Il s’incline plusieurs fois. Il déballe le contenu du colis dont il extirpe un pantalon noir, une veste de l’armée chinoise, un long manteau gris, un bonnet de fourrure et une pièce de toile enroulée. Il dispose ces vêtements au pied de l’autel avant d’escamoter la pièce de tissu ayant servi d’emballage. Derrière lui, un moine embouche une trompe et une longue note plaintive submerge toute la salle. Des cymbales s’entrechoquent.

     Alors, l’inconnu sort de la chapelle sans avoir remarqué l’ombre dissimulée par un épais rideau bleu…

    Puis un autre personnage arrive. Lui aussi se méfie, mais il n’est pas seul. À ses côtés marchent quatre hommes, légèrement en retrait. Le nouveau venu est jeune. Il entre dans la chapelle et, alors que les moines répètent toujours leurs prières, il pose sur son nez une paire de lunettes aux verres cerclés d’acier. Elles lui donnent aussitôt un air familier à tous les Tibétains. C’est le Dalaï-Lama ! 

*

     Le Dalaï-Lama s’avance vers l’autel. Il s’empare des habits laissés là par son frère aîné, puis il disparaît. Quand il revient devant les moines qui n’ont pas cessé de prier, il est affublé du pantalon, de la veste militaire, du manteau et du bonnet en peau de renard. Par-dessus son épaule gauche, il a jeté une ancienne thangka enroulée ayant appartenu au Deuxième Dalaï-Lama. Cette tenue totalement inhabituelle à son rang doit le faire passer inaperçu dans les rues de la ville d’autant qu’il enfouit ses lunettes rondes dans sa poche.

     Il heurte Sherab en se dirigeant vers la porte pour sortir. Celui-ci vient de faire irruption de derrière l’épais rideau bleu. Surpris, le Dalaï-Lama fait un pas en arrière. L’adolescent s’incline.

 ― Je sais qui vous êtes, dit-il. Seigneur, je sais aussi que la fuite est pour cette nuit. Je veux faire partie de votre équipage et vous accompagner jusqu’en Inde, même au-delà s’il le faut…

 ― Mais tu sembles si jeune !

 ― J’ai plus de quatorze ans et toute ma famille a été massacrée par l’envahisseur. Je suis seul au monde.

     Un des moines s’approche. Il murmura à l’adresse du Dalaï-Lama quelques brèves paroles, aussitôt Sherab retourne derrière le rideau et le chef spirituel sort de la chapelle.

    Il s’arrête sur le perron. L’air est glacé, pourtant la ville entière est emprisonnée dans un halo de brume. Une brume grise et lourde qui s’attarde depuis plusieurs jours déjà. Ce n’est pas coutumier à Lhassa surnommée la Ville du Soleil.

     Les rues animées grouillent d’une foule nombreuse venue pour assister aux riches festivités du Nouvel An. Il y a aussi des milliers de réfugiés, ils bivouaquent à la périphérie de la ville. Tous ont fui les atrocités commises par les soldats de Pékin. L’armée chinoise occupe depuis 1950 la partie orientale du pays. Une autre cause à cette animation : les Chinois ont invité le chef tibétain à assister à une représentation théâtrale à leur base militaire principale, située en dehors de la capitale. Les Tibétains y ont vu un piège, d’autant qu’il a été demandé au Dalaï-Lama de venir seul, sans armes et sans gardes du corps. La population s’est alors pressée autour du Norbulinka pour protéger le dignitaire. Aussi, dans les rues de Lhassa, règne-t-il une certaine confusion, d’autant que de violentes émeutes ont été durement réprimées la semaine précédente.

     Le Dalaï-Lama frissonne. Il descend lentement l’escalier pour rejoindre ses vigies dans la rue. Tous sont déguisés en soldats chinois. On a même donné au Dalaï-Lama un fusil. Sherab sort à son tour de la chapelle. Il file en direction de la place du Marché. Le Dalaï-Lama et sa petite escorte se dirigent vers la porte de l’enceinte intérieure.

   Ils partent retrouver le Grand Chambellan et le chef de la garde personnelle du souverain. Leur marche est seulement ralentie par les restes de barricades érigées par les signataires d’une pétition demandant le départ des troupes chinoises.

     Il est presque minuit ce 17 mars 1959. Le Dalaï-Lama, Dieu et Roi à la fois, est sur le point de quitter sa capitale au nez et à la barbe des Chinois.

     Un peu plus tard, Sherab est attablé dans une petite taverne non loin de la porte Nord. Malgré l’abondante fumée de tabac entourant les hommes nombreux qui, dans le brouhaha, boivent de la bière ou de l’arak, il peut apercevoir, par une étroite fenêtre, les lumières du Potala, l’imposant palais d’hiver des lamas du Toit du Monde. Le bâtiment massif construit sur la Montagne Rouge domine toute la Cité des Dieux. Derrière les épaisses murailles survolées dès l’aube par les dungkars il y a de des dépôts de céréales et de viande séchée, mais surtout le monastère Victorieux qui héberge cent soixante-quinze moines avec l’école des fonctionnaires et plusieurs chapelles. L’ensemble blanc, rouge et ocre écrase la ville avec ses mille salles réparties sur treize étages, mais vidées de leurs cent mille livres et documents historiques, de leurs joyaux et statues, de l’essence même de ce qui a été durant trois siècles le centre intellectuel, spirituel et administratif du Tibet.

Le regard de Sherab abandonne la lucarne pour revenir sur le gobelet de lait chaud posé devant lui. À sa droite, il y a Rugen, fils d’un marchand d’épices de la vallée de Kyichu et, en face, les deux frères Sonam et Wendo. Tous les quatre boivent du thé et du lait. Tous les quatre ont vu leurs parents massacrés par les Chinois.

     Parce que les deux frères, émérites cavaliers, vivent de l’autre côté des faubourgs de Ba Na Shod, Sherab ne peut s’empêcher, en les observant, de songer à son arrivée à Lhassa avec son père.

     Ils étaient passés par ces quartiers pauvres après avoir franchi le pont Mindol. Il y avait de cela huit hivers et cette année-là était celle du Lièvre de Terre. Ils venaient de leur Nyarong natal, une des premières provinces orientales à être occupées. Pour les habitants du Nyarong, comme pour ceux des régions éloignées, voir Lhassa était un rêve devant se réaliser au moins une fois dans une vie.

     Sherab n’écoute plus ses compagnons dans cette taverne bruyante et à l’air irrespirable. Ils discutent âprement à propos des derniers événements et surtout de la meilleure façon d’entrer en résistance…

     Sherab se souvient… 

*

     C’était en 1951. Quelques mois après que les Chinois eurent attaqué le Tibet avec une armée forte de 40 000 hommes face aux 8 000 soldats tibétains souvent mal équipés. Le général Zhang Guoha, n’avait pas eu de mal à franchir le Yang-Tseu-Kiang. Ce fut un massacre : les deux tiers de la petite armée tibétaine disparurent.

     Cette catastrophe n’empêcha pourtant pas les pèlerinages à Lhassa. Sherab y participa donc. Son père, son frère et le chef du clan firent leurs adieux au village, promettant à tous d’allumer de nombreuses lampes à beurre dans les temples de la Cité des Dieux. Une poignée d’hommes en armes les accompagnait. On avait sellé les meilleurs chevaux et chargé les mules les plus robustes. Puis la caravane avait emprunté la route du Nord, celle-là même qu’utilisaient depuis des générations des milliers de moines pour aller étudier dans une des trois grandes universités monastiques de Lhassa. Le voyage devait durer plus d’une quinzaine de mois. Pour financer cette expédition, on faisait du commerce tout au long du chemin et, à cet effet, on avait pris soin d’emporter mille et une babioles, des peignes, des miroirs, des ceintures de soie et des brocards. Chaque jour, les voyageurs se levaient aux aurores pour déjeuner de thé et de tsampa[1] avant d’équiper les montures.

     Ils avançaient jusqu’à ce que le soleil soit haut dans le ciel pur. À ce moment-là, il fallait chercher un endroit pour établir un nouveau campement.

     Régulièrement, la caravane relâchait dans un monastère afin que tous puissent se laver, se soigner et reprendre des forces. Après avoir traversé le fleuve du Fantôme, ils faisaient une longue étape à Kyikudo, vieille cité commerçante spécialisée dans le négoce du thé. Enfin, vers la huitième lune, épuisés, mais heureux, les pèlerins atteignaient l’important centre nomade de Nagchukha à une dizaine de jours de Lhassa où on arrivait par le petit pont de Mindol.

     De prime abord, la célèbre cité ne paraissait guère accueillante. Les pénitents étaient surpris de constater que les rues étaient très sales, sans éclairage public, sans égouts. On leur avait aussi dit de ne pas aller seul de l’autre côté du monastère de Jokhang où il y avait un immense village de mendiants appelé Lupubangcang. Ses habitants crasseux, édentés, violents et souvent abrutis par l’alcool pouvaient se mettre à une demi-douzaine pour détrousser un voyageur allant même jusqu’à l’assassiner ! En fait, il n’y avait qu’une rue agréable, le Barkhor. Mais la majesté du Potala et des temples, la variété et la beauté des monuments, le parc du Norbulinka faisaient oublier les désagréments de la cité.

     Au petit matin de cette arrivée, tout excité, Sherab se rendit au marché avec son père pour essayer de vendre le surplus de leurs marchandises. L’enfant fut frappé par la diversité des types humains rencontrés dans les rues étroites…

     Comme dans la taverne… 

*

     Sortant de sa rêverie, Sherab peut apercevoir les visages basanés d’un groupe d’habitants du Kongpo ou remarquer les hautes silhouettes de deux ou trois Andowas se disputant avec des Bhoutanais souples et trapus devant des nomades brûlés par l’alcool.

     Il sursaute quand une main se pose sur son épaule. Se retournant vivement il voit Jowo avec soulagement.

 ― Mes frères, j’ai des informations, dit le nouveau venu sans même prendre le temps de saluer ceux à qui il s’adresse.

 ― Parle ! lui ordonnent en chœur Sherab et Wendo.

 ― C’est pour cette nuit ! Le Dalaï-Lama a quitté le Norbulinka, en ce moment il doit être en train de sortir de la ville. Quatre-vingts personnes l’accompagnent. Vous imaginez ?

 ― Où va-t-il aller ? demande Wendo en fronçant les sourcils.

 ― En Inde, affirme Jowo.

 ― Pas sûr, dit Sherab. Tout dépend de la réaction des Chinois. Je crois que le Dalaï-Lama veut dénoncer l’occupation et le faire savoir au monde. Il espère non moins parlementer avec Pékin.

 ― Négocier… soupire Wendo. Pendant combien de temps encore ? Maintenant, c’est à nous de nous battre ! s’écrie Wendo.

     Les autres lui enjoignent de se calmer. Sherab jette des coups d’œil anxieux autour de lui.

― Demain, nous entrerons dans la Résistance, poursuit Wendo en chuchotant cette fois. Nous rejoindrons les Combattants de la Liberté pour…

     Il n’achève pas sa phrase. L’épaisse porte d’entrée s’ouvre brutalement dans un grand fracas. Alors tous les regards convergent vers un petit lieutenant chinois flanqué d’une demi-douzaine de soldats. Ils s’avancent lentement dans un lourd silence seulement troublé par le cliquetis de leurs armes. Ils s’arrêtent au centre de la pièce enfumée. Le lieutenant fait un signe à ses hommes. L’un d’eux ordonne sèchement aux nomades de déguerpir. Ceux-ci hésitent en s’observant furtivement puis ils se mettent debout en un seul mouvement. Les Chinois prennent aussitôt leurs places autour d’une grande table ronde.

 ― Sortons, murmure Sherab.

     Les cinq garçons s’efforcent de se lever le plus naturellement du monde ce qui, justement, attire l’attention des soldats chinois, mais heureusement une serveuse vient à eux et ils s’empressent de commander leurs boissons. Sherab et ses amis passent la porte sans un mot. Une fois dehors, ils échangent quelques paroles et se séparent rapidement.

     Sherab se dirige lentement vers le parc. Il hésite un instant. Il aurait bien voulu faire ses adieux à ses camarades qu’il voit s’éloigner dans la tache de lumière devant la taverne. Il ne leur a pas dit qu’il a décidé de compter parmi les hommes qui escorteront le XIVe Dalaï-Lama dans sa fuite.

[1] Tsampa : farine d’orge grillée mélangée à du thé salé. Base de l’alimentation tibétaine.