Greg Grandin, professeur d’histoire à la New York University a consacré un ouvrage érudit à l’aventure, Fordlândia : The Rise and Fall of Henry Ford’s Forgotten Jungle City. Publié en 2011 chez Macmillan, le livre valut à son auteur d’être finaliste à la fois au Pulitzer Prize for History, au National Book Award et au National Book Critics Circle Award : « Il adorait l’ordre et le pain complet, détestait les vaches et les syndicalistes. Au début du XXe siècle, l’industriel américain Henry Ford impose sa vision du monde à la construction automobile. Avec l’ambition d’étendre rationalisation et standardisation à toutes les activités humaines. En créant Fordlândia au cœur de l’Amazonie, autour d’un centre de production de caoutchouc pour ses pneumatiques, il met son rêve en pratique ».

L’idée de l’industriel, fondateur de la Ford Motor Company, était donc de trouver une source de caoutchouc bon marché, qui réduirait le coût de la production de pneus. Le site certes regorgeait d’arbres à caoutchouc, mais trop proches les uns des autres et surtout aucune plantation rationnelle ne fut mise en place. Et, bien sûr, les ingénieurs maison n’y connaissaient strictement rien !

Pas grave ! Pour le magazine Time du 24 octobre 1927, il ne faisait aucun doute que Ford optimiserait sa production de caoutchouc d’année en année « jusqu’à l’industrialisation complète de toute la jungle », pour le plus grand bonheur des tribus amazoniennes : « Bientôt les Indiens noirs armés de lourdes lames araseront leurs cahutes d’antan pour faciliter la fabrication d’essuie-glaces, de tapis de sol et de pneumatiques. » Selon le Washington Post, Ford apporterait à la jungle la « magie de l’homme blanc », afin de cultiver non seulement « le caoutchouc, mais les ramasseurs de caoutchouc eux-mêmes »… Suivant les conceptions rigoureuses de la vie prônée par Henry Ford, la ville devait reprendre les conceptions des patrons chrétiens version puritaine dans la période de la Prohibition, système rationnel de production et constitution d’une cité idéale compris.

« L’affaire était ainsi présentée comme un combat entre l’énergie torrentielle du capitalisme américain du début du XXe siècle, incarnée par Ford, et un monde ancestral que nul jusque-là n’avait réussi à conquérir, symbolisé par la majesté immuable du fleuve Amazone », écrit Greg Grandin.

Mais au-delà de l’aspect folklorique de l’entreprise, cette aventure fut dramatique. Les employés recrutés localement devaient porter les badges d’identification, travailler aux heures les plus chaudes de la journée, sous le soleil tropical. Les travailleurs des plantations de Fordlândia, pour la plupart des Indiens brésiliens, recevaient une nourriture à laquelle ils n’étaient pas habitués, comme des… hamburgers ! Il y eut de nombreux morts.

« Ford a délibérément rejeté les conseils d’experts et a entrepris de transformer l’Amazonie en un Midwest sorti de son imagination », expliquait Greg Grandin au New York Times à la sortie de son livre. Ford ne s’est pas arrêté là, il y a imposé les « valeurs américaines », précise le New York Times. « Ses dirigeants américains ont interdit la consommation d’alcool, tout en promouvant le jardinage, la danse carrée et les lectures de la poésie d’Emerson et de Longfellow. » Tout y était fait pour que Fordlândia devienne l’utopie rêvée par Ford, les chiens errants étaient chassés, l’eau stagnante évacuée pour éviter la malaria et les employées examinées pour détecter de possibles maladies vénériennes.

De 1927 à 1945, année où il cède sa parcelle au gouvernement brésilien, Ford a dépensé des dizaines de millions de dollars pour bâtir deux villes américaines en pleine jungle, la première ayant été abandonnée après la destruction d’une plantation par un parasite végétal.

Ses habitants jouissaient de tous les avantages de la civilisation : squares, trottoirs, plomberie, hôpitaux, pelouses, cinémas, piscines, terrains de golf, rues pavées et, bien sûr, voitures de marque Ford. Venu visiter Fordlândia après un périple à travers l’Amazonie, l’attaché militaire américain au Brésil, le major Lester Baker, découvrit avec stupéfaction un « paradis » digne du Midwest, équipé de « lampes électriques, téléphones, machines à laver, tourne-disques et réfrigérateurs ». « Les travailleurs qui fuyaient les plantations rapportaient des histoires de bagarres à l’arme blanche, d’émeutes et de dirigeants américains qui transformaient la forêt primaire en un vaste champ de boue, brûlant de larges pans de jungle sans avoir la moindre idée de la manière dont on faisait pousser des hévéas » écrit G. Grandin. Les fièvres, la discipline et les conditions de travail firent des ravages. Puis en décembre 1930, deux mois après la « révolution » qui avait porté Getúlio Vargas au pouvoir, une révolte éclate. Aux cris de « Mort aux Américains ! », « Le Brésil aux Brésiliens ! », les ouvriers saccagent une partie des installations et font valoir leurs revendications. Les cadres américains n’ignorent pas que, pour leur employeur, l’organisation des travailleurs constitue « la pire plaie dont la planète ait jamais souffert ». Ils sollicitent et obtiennent (!) le soutien de l’armée brésilienne : les protestataires sont licenciés, les petits commerces avoisinants fermés.

« Fordlândia paraissait maudite, non seulement en raison du désastre des premières années, mais aussi, une fois que l’ordre avait été plus ou moins assuré, en raison du refus opiniâtre opposé par la végétation à l’embrigadement fordiste. Toutefois, à visiter aujourd’hui ce qu’il en reste, on éprouve une certaine mélancolie ». À deux kilomètres environ du port fluvial de Fordlândia, sur une colline bordée par une rivière, on trouve les restes du quartier américain. Les maisons en bois, toujours imprégnées de rigueur protestante, ont gardé leurs toits en bardeaux, leurs parquets, leurs murs de plâtre, leurs moulures décoratives, leurs salles de bains carrelées, leurs appliques et leurs réfrigérateurs.

À ce jour, le site compte toujours 2 000 à 3000 habitants : des chercheurs d’or, des descendants de travailleurs des plantations, des éleveurs de zébu, des voyous en cavales… Certains vivent toujours dans des habitations laissées à l’abandon sur « Palm Avenue » par exemple dans de vieilles maisons américaines. Plus près de la rivière, des Brésiliens, dont quelques vétérans de Ford, vivent toujours dans des bungalows modestes, alignés le long de trois avenues ajustées aux contours du terrain. La centrale électrique et la scierie séparent cette cité ouvrière de l’ex-zone résidentielle blanche.

À partir de 1945, le développement de la production de caoutchouc synthétique a réduit la demande mondiale en caoutchouc naturel. Les investissements de Ford cessent brutalement. Le petit-fils de Henry Ford décide de rendre le territoire et sa ville au gouvernement brésilien. Qui, lui, laisse les lieux en l’état. La ville est depuis restée à l’abandon.

Philippe Poigeaud

 

(Toutes les photos publiées ici : Babak Fakhamzadeh/Flickr)