Il se rappelait ce qu’on lui avait appris dans l’armée : prenez toujours l’initiative. Frappez toujours le premier.

James H. Chase

Aroldville, New Hampshire, le 10 janvier 2020

 Larry fixa le flic. Son copain Jim reposa la bouteille de scotch dans le rayonnage, exactement à sa place. Le policier baissa les yeux et son regard sembla s’attarder sur les chaussures de Larry.

Des Mission Coyote Lynx.

Larry avait déjà croisé le lieutenant Greg Burger dans les rues d’Aroldville. Mais c’était la première fois qu’il se trouvait nez à nez avec lui. Plus précisément, la première fois depuis le 9 janvier 1996.

Il avait alors trois ans.

Je ne suis rien d’autre qu’une histoire à succès !

 Mon frère et moi avons pris conscience du formidable ratage de nos existences, là-bas, à Albuquerque, dans Commercial Street, en face de l’ancienne gare de triage, sinistre, obsédante et aveugle. Vie très courte pour Chuck, moyennement longue, jusqu’à présent, pour moi. La question n’a jamais été de savoir comment nous en étions arrivés là. C’est finalement sans importance. Tout cela était somme toute très naturel. Nous le pensions. J’en étais absolument persuadé. Puis un jour, je suis tombé amoureux de Beth. Douce et délicate Beth, aux lèvres framboisées, aux épaules nacrées, aux yeux de braise et à la blondeur arrogante. Son rire m’obsède toujours quand son fantôme vient me voir la nuit. Ses parents avaient essayé de lui faire bouffer des poissons rouges massacrés à l’eau de Javel.

Nous avions connu de brèves années de prospérité, du temps où le vieux s’en tirait avec ses putains d’assurances et moi, bien plus tard, j’ai aussi vendu des contrats analogues à tous les pigeons de l’Oregon ou presque, peut-être avec un peu plus d’ambition et d’intelligence. À mon sujet, on a employé le mot atavisme. Je l’ai lu. À plusieurs reprises.

 Mais, à mon propos et celui de ma famille, on a usé de tellement de qualificatifs idiots, d’expressions pompeuses, de mots scientifiques ou considérés comme tels, à travers des milliers de pages, dans des livres improbables, soi-disant de vulgarisation, mais écrits à la va-vite, dans des revues très sérieuses, spécialisées en criminologie, en psychologie, publiées à New York, Mexico, Tokyo et je ne sais où encore, dans des journaux à grand tirage, dans des torchons tabloïds maculés de faits-divers infernaux… et je ne compte plus les émissions du câble sans parler d’un ou deux films en préparation…

 Bien malin qui pourra un jour expliquer l’inexplicable. De toute façon, ce n’est pas le but. L’objectif est de montrer à chaque Américain, face à ses obsessions et ses frustrations qu’il y aura toujours et encore pire que lui, pire qu’elle. Et chaque citoyen pourra à nouveau se regarder dans un miroir.

Combien de familles l’armée américaine massacre-t-elle à l’autre bout du monde, jour après jour ? Clichés puérils ? Alors, allez traiter de clichés puérils toutes les victimes de toutes les guerres…

Et ces innocents abattus dans des écoles ou des supermarchés. Rappelez-vous Parkland ou El Paso… Des poncifs également ?

On a aussi dit « il ne sait plus où il en est dans mon trou, dans ce cachot… Non, ce n’est pas du tout un mitard. C’est une taule, une prison tout ce qu’il y a de plus banale. Je suis peut-être dans un quartier de haute sécurité, mais certainement pas à l’isolement. On ne jette pas un type comme moi dans une oubliette. Un gars comme moi, voyez-vous, ça peut toujours et encore rapporter beaucoup d’argent… aux avocats, aux écrivaillons, aux chroniqueurs à la petite semaine, aux journalistes en mal de copie, aux éditeurs les moins doués, aux hyènes de la Fox…

Je ne serai jamais relégué. Je ne suis pas dans le couloir de la mort. L’un de mes avocats me l’a confirmé avant-hier soir, John Hillerman je crois, ou Jim Corner…

Je n’ai pas encore soixante piges, je vais donc passer ici, ou dans une autre prison fédérale, les dix, quinze ou vingt prochaines années. C’est, en la circonstance, une perspective raisonnable. Beaucoup me lisant aujourd’hui doivent se dire que tout cela est bien injuste et je les comprends : j’ai beaucoup de sang sur les mains. J’en ai même jusque par-dessus la tête. Et je suis toujours vivant, en pleine forme et… oui, je suis une star. Je n’ai pas eu la punition appropriée. La balle dans le dos lors de mon arrestation, le lynchage, la chaise électrique, l’injection…

Quand je ne reçois pas un avocat ou un journaliste, un producteur d’Hollywood ou de CNN, j’écris. Je lis. J’affirme même dévorer des tonnes de bouquins. J’ai accès à la bibliothèque. Cet après-midi, j’ai terminé Crime et… Châtiment ! Demain je pense m’attaquer à Shakespeare… des drames, des histoires sanglantes… comme la mienne. Comme tant d’autres, mais il faut bien le reconnaître : des histoires à succès.

Car finalement, je ne suis rien d’autre qu’une histoire à succès.

John Seznam alias J.K. Tsil alias Lieutenant Burger,

New Hampshire State Prison for Men,

Le 19 avril 2021

Son costume évoquait vaguement celui des Indiens abénaquis

Le type était à moitié hilare sur son lit d’hôpital. De deux choses l’une, ou il avait pété un câble à cause de son coup de chaleur ou il n’en revenait toujours pas d’être encore vivant et ça lui avait porté sur le système. Dans les deux cas, le lieutenant Burger s’était dit : « il lui faudra du temps pour se remettre ! »

L’homme étendu sur le lit d’hôpital s’appelait John Vatra. Un quadragénaire tout en muscles et nerfs, pas bien grand, néanmoins solidement charpenté. Il était cracheur de feu.

Il venait de reprendre connaissance quand le toubib avait autorisé Burger à lui rendre visite. Pour recueillir sa déposition. Routine. L’affaire, même si elle n’était pas banale, devait être rapidement classée. Normalement.

Mais Greg Burger, par une expérience mal acquise, le savait : jamais rien ne se passait de façon ordinaire en ce bas monde. Surtout à Aroldville, depuis le jour où il y avait jeté ses valises lourdes de sous-entendus…

C’était arrivé la veille, devant le bâtiment tout en brique rouge de l’Hôtel de Ville avec son campanile lui donnant un faux air d’église presbytérienne. Il y avait réception pour les vœux du maire. Il faisait frisquet et il neigeotait depuis le début de la matinée. Cette météo avait sans doute provisoirement sauvé la vie de John Vatra. Comme tous les ans, le Comité municipal des fêtes et cérémonies l’avait convié pour mettre un peu d’animation entre discours et distributions de médailles du travail. Midi venait de sonnailler au clocher de Saint-Joseph. Sur le parking vidé de ses voitures pour l’occasion, l’estrade était fin prête. Les musiciens de la fanfare communale en livrée bleu marine s’installaient de chaque côté de la tribune et le public commençait à débouler. On était en semaine, alors il était principalement composé de vieilles pies, d’acariâtres en déambulateur, de petits commerçants grincheux et d’écoliers encadrés par leurs professeurs mal lunés (ils étaient tous Républicains trumpistes). Les vœux du maire tombaient toujours à une date fixe. Personne n’en a jamais connu la raison. Ce 8 janvier était un vendredi.

John Vatra se préparait. Il avait revêtu sa tenue ignifugée sous un costume évoquant vaguement celui des Indiens abénaquis. Pour faire deux ou trois essais, il avait ingurgité un liquide inflammable, allumé sa paire de flambeaux et explosé. Littéralement. Enfin, c’était l’impression enregistrée par les témoins, dont le capitaine Cologan.

En fait, le gars s’était lui-même transformé en torche humaine. Heureusement, des spectateurs s’étaient jetés sur lui pour le plaquer dans la neige et l’un d’eux avait aussitôt eu le réflexe de lui retirer sa panoplie à deux balles. Le cracheur de feu était tombé dans les pommes et on l’avait transporté dans le hall de la mairie. Dix minutes plus tard, il était à l’hôpital du comté où il s’était réveillé vers le milieu de l’après-midi. Depuis, passé le premier choc, il n’arrêtait plus de se fendre la gueule.

Le lieutenant Burger le connaissait un peu. Surtout de réputation. D’ailleurs tout le monde ici avait déjà assisté à un de ses spectacles.

« Putain ! En vingt-cinq ans, c’est la première fois qu’ça s’passe, et je vous jure qu’à travers tout le pays, ça s’est jamais vu… même au pire cracheur de feu amateur je crois pas que ce soit arrivé, bordel ! Comprends pas… »

Éclats de rire incontrôlés.

« Un retour de flamme ? risqua le policier.

— Y avait pas de vent.

— Vous ingurgitez quoi ? Votre produit, je veux dire, pendant le spectacle ?

— Du kerdane. Ou de la poudre, mais là c’était du kerdane. On fait pas ça avec de la gnôle, ajouta le cracheur de feu dans un rictus.

— C’est quoi le kerdane ?

— Ah ben, z’êtes sûrement pas bricoleur si vous me demandez ça ! C’est du pétrole désaromatisé pour nettoyer les outils ou détruire les chardons. Vous pouvez vous en procurer dans n’importe quelle quincaillerie ou jardinerie. Jamais entendu causé ?

— Des témoins ont affirmé qu’il y avait eu comme des petites étincelles sur le haut de votre tenue, continua le lieutenant sur sa lancée, éludant la dernière question de Vatra.

— Je vois pas, franchement. Comment ça serait possible ?

— Si vous ne le savez pas, moi non plus. Mais quand vous me dites recourir parfois à de la poudre, quel genre de poudre ?

— Alimentaire. Du sucre glace par exemple.

— En avez-vous utilisé récemment ? Il en serait resté sur le tissu de votre costume, non ?

— Tiens, jamais réfléchi à ça. Pourtant depuis le temps…

— Avez-vous une technique pour vous protéger ?

— À part la combinaison ignifugée, quand on est habillé, et la vaseline…

— La vaseline ?

— Ça ne sert pas uniquement à ce que vous pensez espèce d’obsédé ! s’était-il exclamé en rigolant grassement. Non, les cracheurs de feu s’en barbouillent légèrement autour de la bouche et sur le menton pour faire glisser le combustible si des fois vous êtes maladroit, ou en cas de retour de flamme, justement.

— Bon, vous êtes toujours parmi nous et c’est l’essentiel.

— Sûr… c’est mon jour de veine, finalement ! »

Et un rire idiot, saccadé, un peu dément avait secoué son corps couvert de bandages. Puis il s’était renfrogné et la seconde suivante, il avait de nouveau plongé dans une hilarité inextinguible. Il devenait de plus en plus hystérique. Greg Burger s’était alors demandé si, à tout prendre, le gars ne dérivait pas vers la folie genre vieille sirène débile au gré des flots comme dans un conte pour enfants battus, pauvres et bientôt vérolés.

Le flic referma son carnet. De toute façon, c’était un accident, rare peut-être, mais bon, on n’allait pas en faire tout un plat.

On aurait dû.

Surtout le lieutenant Greg Burger.

En particulier, quand on sait tout ce qui est arrivé entre l’assassinat de Fergus au Nouveau-Mexique en 1984 et avant la fin de ce jour fatidique du 8 janvier. Mais comme disait l’autre : « Je ne pense jamais à l’avenir, il vient bien assez tôt ! »

Quant au passé…

Le soir même, le cracheur de feu était fumé à coups de pistolet automatique muni d’un silencieux. Deux balles dans la tête. Du beau boulot. Net et précis. Selon le légiste, le crime avait eu lieu dans la nuit du 8 au 9 janvier vers 1 h 30. Donc environ trois heures après l’assassinat de la femme du capitaine. Clara Cologan avait été abattue aux environs de sa villa, au bord du lac. Elle était à poil. Le capitaine était le chef de Greg Burger.

Cela faisait beaucoup d’événements pour une petite ville comme Aroldville, New Hampshire, où il ne se passait jamais rien. Ou presque.

 Nos enfants ne doivent pas vivre dans ce monde

Je suis l’agent fédéral William Teeter. Un mètre quatre-vingt-deux pour soixante-dix-huit kilos. Yeux bleus. Calvitie précoce. Jeu complet de dents de sagesse. 34 ans.

J’ai longtemps enquêté sur John Seznam. Ou John Kennedy Tsil. On m’a envoyé à Aroldville pour cette raison. Je l’ai interrogé à plusieurs reprises. J’ai également eu le privilège (peut-on d’ailleurs dire cela ?) de lire en avant-première des extraits de son bouquin avant sa publication. Oui, il l’a bien signé John K.Tsil. Après tout il était devenu dramatiquement célèbre à travers toute l’Amérique, et bien au-delà, sous ce patronyme, le lieutenant Burger. Tsil ! Non, personne ne me fera croire qu’il avait choisi ce nom par hasard… Non, mais… Tsil…

Tenez, pour vous faire une idée du personnage, je me souviens presque mot pour mot de certaines de ses absurdités :

« On ne tue pas par plaisir. Toujours par nécessité. Mais la nécessité peut être aussi la recherche du bonheur. Nous voulons tous être heureux, non ?

« Quand j’ai ôté la vie pour la première fois, j’avais une vingtaine d’années. C’était par vengeance. Quel rapport me direz-vous entre le bonheur, la loi du talion, la nécessité ?

« Ce n’est pourtant pas difficile !

« Si la vendetta, la revanche, ne vous apportait pas un certain soulagement, du plaisir, donc un peu de bonheur, à quoi servirait-elle ? Sûrement pas à un vague sentiment de justice. À moi la vengeance, à moi la rétribution, dit le Seigneur (Romains 12,20). Bon, la némésis c’est très personnel. Dans le cœur. Au tréfonds de l’âme.

« J’ai tué pour la deuxième fois pour me débarrasser d’un complice. C’était effectivement une nécessité. Il pouvait me dénoncer. J’aime agir avant qu’il ne soit trop tard…

« J’ai aussi tué pour échapper à ma vie. Mais à leurs vies également. Celles d’une famille si médiocre, tellement éloignée de mes rêves. Je parle de ceux du temps de Beth. Pourtant mes rêves à moi n’étaient pas fous. J’avais des rêves modestes. Comment crée-t-on une famille ? Je vous le demande !

« Par pur hasard. Une rencontre, une soirée romantique, un après-midi coquin ; deux ou trois coups de reins sur la banquette d’une bagnole, dans les chiottes, dans un motel, une suite ou une chambre déjà conjugale, peu importe… le résultat : un polichinelle dans le tiroir ! C’est une histoire de testostérone et d’hormones. Dont l’ocytocine. Le même octopeptide synthétisé dans l’hypothalamus que l’on partage avec son chien. Du chimique. Rien d’autre ! »

En tant qu’agent fédéral, malgré une expérience policière somme toute bien courte (rappel : j’ai trente-quatre ans), j’en ai déjà vu des vertes et des pas mûres. Mais je n’avais encore jamais été confronté à ce type d’enquête. Ni à un personnage comme Seznam.

On m’a envoyé à Aroldville, car, selon mes supérieurs, je suis pugnace et consciencieux. Obéissant et sociable. Et puis j’avais à mon actif trois ou quatre succès en moins de deux ans. J’étais flatté et entrevoyais à ce moment-là des opportunités pour prendre un peu de galon. Mon plan de carrière n’était pas très optimisé, mais ça se tenait : Assistant Director avant quarante-cinq ans et Executive Assistant Director avant le tournant de la cinquantaine…

Mais je dois l’avouer, John Seznam m’a impressionné au point de me poser un tas de questions à l’issue de cette affaire.

Idem pour ma Leslie.

Première conséquence très concrète : nous avons quitté le monde de la justice et du maintien de l’ordre.

Nous avons maintenant la conviction profonde qu’un être humain ne doit pas vivre en s’appuyant sur des principes créés par d’autres et ceci depuis la nuit des temps. Des postulats qui, en fin de compte, n’ont jamais vraiment arrangé les choses. Des lemmes qui ne respectent pas l’évolution des espèces[1].

Nos enfants ne doivent plus vivre dans un monde à l’image de John Seznam, enfin, Greg Burger… ou John K. Tsil…

Plus jamais.

 

William Teeter,

Oban, Steward Island, NZ, le 14 mars 2021

 

Le Réveil était tombé en sommeil

Le 10 juillet 1964, quand Janice Simon apprit la mort de son compagnon de pasteur sa première pensée fut non pas pour le prêcheur évangélique ni pour Dieu, mais pour la caisse noire du Réveil Charismatique. Les flics, porteurs de la mauvaise nouvelle, eurent à peine refermé les portières de leur voiture de service qu’elle se rua sur les cartes American Express et carnets du Diners’ Club, les chéquiers de la Wells Fargo et fonça à la Banque de l’Ouest, sur Walter Street, à bord d’un taxi. En vain. Elle découvrit rapidement que les comptes (tous les comptes) affichaient, certes un solde créditeur, mais seulement de 7,29 $ ! Stupéfaite, elle ne se découragea pas pour autant et alla dans Santa Barbara-Martineztown. Là où était le siège du Réveil Charismatique. Il s’agissait d’un petit local pompeusement baptisé le Temple du Réveil. Rien. Trente cents se battaient en duel dans une coupelle sur le côté de l’autel. Elle fouilla partout, retourna les fauteuils, déchirant quelques accoudoirs. Dans ce qui pouvait servir de sacristie, elle ne trouva rien d’autre qu’une note de blanchisserie impayée.

Rien non plus à la maison. Balthazar John s’était barré au paradis, ou en enfer, avec l’oseille et cela mit en rage Janice, 17 ans. Oui. 17 ans seulement. Balthazar John en avait exactement 17 de plus. Ils avaient quitté deux ans plus tôt Mobile, Alabama, après s’être rencontrés à un rassemblement évangélique. Enfin, en marge de ce rassemblement…

Balthazar John était un prêcheur sans grande envergure. Petit homme joufflu aux petits yeux noirs, à la petite bouche, aux petits pieds et petites mains, il était chauve et son nez était, paradoxalement, grand et gros. Sans véritablement bégayer, il avait une façon de s’exprimer qui handicapait sérieusement sa carrière de prédicateur professionnel. Mais de Mobile à Hattiesburg dans le Mississippi, en passant par Montgomery et parfois Colombus et Atlanta en Géorgie, il arpentait une bonne partie du sud de la Bible Belt[2].

Janice, adolescente d’une quinzaine d’années venait de perdre sa mère. Elle se retrouvait seule avec un père complètement sénile, vraisemblablement atteint de la maladie d’Alzheimer. Il avait à peine franchi la soixantaine. Sa mère, elle, avait subitement rendu son dernier souffle dans sa quarante-deuxième année. Crise cardiaque. Elle faisait beaucoup plus que son âge, prématurément vieillie, elle était au bout du rouleau.

Pourtant, les parents de Janice n’avaient pas toujours été des êtres souffreteux, bien au contraire. Son père Oscar, imprimeur, et sa mère Rachel, avaient créé leur propre église ou plutôt secte : Le Réveil Charismatique. Dans les années 1950, le Réveil avait connu un certain succès dans tout le sud de l’Alabama et comptait plusieurs centaines de fidèles à Prichard où elle avait démarré, mais aussi dans les villes environnantes des deux côtés de la baie de Mobile. Surtout que Oscar et Rachel étaient de fervents supporters du gouverneur George Corley Wallace (à la bouche en cul-de-poule) ardent ségrégationniste. Mais, à leur disparition, le Réveil était tombé en sommeil. Jusqu’à ce que Janice en toucha deux mots à Balthazar John. Alors ce dernier se mit en tête de relancer l’affaire. Il y réussit plus ou moins.

Ils quittèrent Mobile et s’élancèrent dans deux années de tournée prophétique. Prières en plein air, prêches dans des églises ou des chapelles délabrées, dans des patelins perdus du fin fond de la Géorgie ou du Mississippi.

Des quêtes rapportant plus ou moins. Beaucoup de nuits à la belle étoile, quelques-unes dans des motels miteux et, rarement, chez un habitant compatissant ou concupiscent… Janice était fraîche, jeune, pleine de vitalité… et elle n’était pas farouche, surtout si en échange de quelques gâteries un peu de confort supplémentaire pouvait être grappillé ici ou là. Le pasteur n’osait pas trop la ramener, il fermait volontiers les yeux sur les écarts coquins de sa petite Janice.

Un jour, ils débarquèrent dans la petite ville de Jal dans le comté de Lea. Une voiture conduite par une vieille institutrice les avait pris en stop à Odessa au Texas, jusqu’à Kermit, puis ils avaient poursuivi en bus. Ils trouvèrent le logis et le couvert chez un prêtre. Le sud du Nouveau-Mexique est un des endroits des États-Unis qui compte le plus de communautés catholiques. Balthazar John savait y faire et prétendit que, tout compte fait, son église, ou plutôt celle de Janice, était très proche de l’Église romaine. Le presbytère, à deux cents mètres de la Santa Cecilia Catholic Church, était vaste et la servante du révérend Ronald Bartholomew attribua une jolie chambre confortable au couple de voyageurs. La bonne s’appelait Barbara C. Busby. Et Janice la reconnut aussitôt. Mais elles attendirent la fin du dîner, la vaisselle faite, et que les deux culs bénis soient sortis, pour partager leurs souvenirs d’enfance et surtout de leur adolescence tumultueuse. Elles avaient expérimenté toutes les positions possibles sur les banquettes arrière des voitures d’hommes mûrs prêts à lâcher quelques dizaines de dollars pour une minute d’extase très relative. C’était d’ailleurs ainsi que Janice avait rencontré le pasteur Balthazar John. Janice confia à Barbara que les temps étaient difficiles et que le gourou en herbe se débrouillait comme un manche. Non seulement au lit, mais surtout pour faire fortune.

« Le révérend a du pognon, ma grande.

— Et alors ? s’étonna Janice qui ajouta dans la foulée : tu crois que…

— Il a un bas de laine d’au moins 10 000 $ et je sais où il le cache. Mais je n’ai jamais cru pouvoir agir toute seule. Il est costaud et encore vigoureux. J’en sais quelque chose. Finalement, c’est Dieu qui t’envoie Janice !

— N’exagère pas Barbara », s’esclaffa Janice.

« Il a un coffre et la clef est dans son bureau. Plus exactement dans un tiroir. Et la clef du tiroir est planquée je ne sais où.

— Et il faut le lui faire dire… ?

— T’as pigé ma grande. Le coincer et le tabasser jusqu’à ce qu’il avoue où est cette foutue clef… Et désormais nous sommes trois, et…

— Non ! Oublie. Nous ne sommes que deux. Chacun 5000. Balthazar n’a pas besoin de savoir.

— Comme tu veux. »

Pensive, Janice regarda Barbara. Elles avaient le même âge et partageaient ce mélange de vulgarité assumée et d’espièglerie encore puérile.

Elles étaient toutes les deux dans la cuisine. Le curé devrait être dans son bureau ou sa chambre, quant au pasteur il ronflait déjà. Barbara se leva. Elle farfouilla dans le vaisselier et en extirpa une bouteille de whisky. Elle apporta également deux verres. Elle les remplit généreusement avant de se rasseoir à la grande table en chêne, en face de son amie d’enfance.

« OK, accouche Janice, c’est quoi ton plan ? »

Il était 23 h ce mercredi 8 juillet 1964, à Jal, comté de Lea, dans l’extrême sud-est du Nouveau-Mexique. La journée avait été chaude. Au loin le tonnerre grondait, mais l’orage n’éclata pas au-dessus de la petite ville. Sauf, un peu plus tard, dans le presbytère.

Le lendemain, Janice et Barbara traînèrent en ville. Elles déjeunèrent dans une gargote et firent quelques emplettes dans une quincaillerie : une paire de pinces, un petit chalumeau, des tenailles, une pioche et une pelle. Ainsi que de la chaux et une grande bâche. Elles revinrent en début de soirée avec le vieux pick-up du révérend. Elles avaient aussi acheté du champagne et du whisky. Quand elles arrivèrent au presbytère, Bartholomew et Balthazar devisaient dans l’antichambre du bureau du prêtre. Les deux jeunes filles les saluèrent brièvement avant d’expliquer qu’elles allaient se rafraîchir et se changer. Elles rappliquèrent plus que légèrement vêtues, chacune avec une bouteille de Champagne à la main. Il n’en fallut pas plus pour émoustiller les deux hommes. Le révérend bavait un peu. Le pasteur avait des tics nerveux.

Quatre bouteilles de champagne et un demi-flacon de scotch plus tard, comme d’ailleurs l’avait prévu Janice, Balthazar John s’effondra de tout son long sur le tapis. Le révérend, lui, était relativement frais et vu que son collègue venait de perdre connaissance, il se jeta littéralement sur Janice. On eut dit qu’il attendait ce signe de la providence. Barbara s’éclipsa discrètement et revint avec les tenailles et le chalumeau. Le pantalon en bas des jambes, déjà torse nu, l’homme d’Église ne prêta aucune attention à ces objets. Janice l’embrassa goulûment sur la bouche et lui empoignant à pleine main les couilles, tout en le poussant à la renverse. Le couple, lui au-dessus, elle au-dessous, se retrouva à un mètre du corps inanimé du pasteur dont les ronflements se mêlaient aux râles du curé. Janice flanqua alors à ce dernier un violent coup de tête et se releva aussi sec pendant que sa comparse s’approchait en brandissant les tenailles.

« Elle est où ? hurla-t-elle.

Bartholomew se figea et, désormais quasiment nu, balbutia :

— De quoi ?… De quoi tu parles ?

— La clef ? La clef du tiroir de ton bureau !

— La… ? Aarrrgh

— Mais t’es conne ! Tu l’as assommé ! Comment veux-tu….? »

Barbara, on pourrait dire machinalement, avait flanqué un coup de tenaille en plein milieu du front de révérend.

Les deux filles avaient désormais, à leurs pieds, leurs amants complètement hors-service.

Janice alla chercher un seau d’eau. Elle le déversa rageusement sur le visage du révérend. Rien n’y fit. Les deux jeunes filles fouillèrent en vain toutes les poches de Bartholomew. Furieuse, Barbara flanqua un coup de pied dans les cotes de l’abbéton. Il grommela. Janice renouvela l’expérience du seau d’eau suivie par quelques gifles appuyées.

L’aube se pointa. Le pasteur ouvrit un œil. Puis deux. Il se leva. Le révérend était toujours dans les pommes. Balthazar ne lui prêta aucune attention. Il passa dans la salle de bains et sortit en chancelant un peu. Janice et Barbara restèrent de marbre.

Puis le révérend mourut.

Ce fut Barbara qui s’en aperçut la première en constatant qu’un filet de sang coulait par une oreille du saint homme.

Les deux jeunes filles se regardèrent.

« On fait quoi ?

— On fait quoi ? »

Elles n’étaient pas tout à fait synchros.

Pendant ce temps, Balthazar John entra dans un drugstore ouvert 24/24 h. Il alla directement à une tour constituée de packs de Samuel Adams brassée avec des houblons allemands dont l’Hallertau Mittelfrüh et le Tettnang Tettnanger… Mais le pasteur avait oublié de prendre de l’argent. Alors il commença à boire une bière entre les rayons, puis une autre, une autre encore, une quatrième. Juste avant qu’il ne décapsule la cinquième un vigile l’interpella. Balthazar fit valoir son statut de pasteur et expliqua qu’il pouvait de suite aller chercher des espèces chez lui à quelques centaines de mètres du drugstore. Le vigile, James Steward, 33 ans, afro-descendant, père de deux fillettes, ne voulut rien entendre, mais s’abstint d’appeler la police. Ne jamais avoir affaire avec les uniformes officiels était sa ligne de conduite. Alors il mit dehors manu militari le pasteur. En atterrissant sur le trottoir, le saint homme effraya un chien errant qui le mordit au mollet. Fou de douleur, il se précipita à cloche-pied du mauvais côté, au moment où un car de ramassage scolaire surgit. Exit Balthazar.

Exactement à l’instant où Barbara et Jamice eurent terminé de nettoyer la maison curiale et d’enrouler le cadavre du révérend dans la bâche toute neuve pour le coller dans le congélateur vertical Kelvinator, modèle 1958, les enfants du bus 47 observaient avec intérêt les pompiers et un ambulancier compter et recompter les morceaux éparpillés du pasteur Balthazar John, sous le véhicule ou incrustés dans sa calandre.

Elles sortirent du presbytère, dispersèrent dans plusieurs poubelles les clayettes du Kelvinator et se séparèrent à jamais.

Un peu plus tard, Janice rencontra un assureur brillant, mais véreux du nom de Lauwrence Seznam. Ils conçurent immédiatement John Seznam alias John Kennedy Tsil, dit lieutenant Burger.

Cha vous a plu ?

Je suis ressorti de l’hôpital vers 19 h 30. Pas mécontent de fuir cette odeur de formol, de tristesse, d’agonisants… la neige s’était remise à tomber. De gros flocons cette fois. Du coton émietté. J’ai dû brancher le chauffage de la Pontiac et attendre cinq minutes que les essuie-glaces daignent fonctionner. J’avais la flemme de dégager moi-même la neige et le givre. Et puis je ne savais plus où j’avais foutu mes gants.

« Eh ! Lieutenant Burger ! »

J’ai machinalement baissé la vitre et un paquet de neige glacée m’est tombé sur les cuisses. J’ai soupiré et je suis sorti de l’auto.

« Lieutenant ! Lieutenant Burger ! »

J’ai alors vu courir vers moi une grosse femme. On aurait dit un ballot de gélatine légèrement hors sol. C’était Maria. Notre femme de ménage. Je me suis toujours demandé pourquoi nous avions une domestique vu que Karen ne foutait rien de la journée.

« Bonsoir Maria.

— C’est que… vot’dame, elle m’a pas payé la semaine… ni celle d’avant et encore celle d’avant non plus, alors si vous pouviez… »

Elle était essoufflée. Elle suait légèrement malgré le froid. Elle avait été jolie par le passé, Maria Colben. Elle avait vingt-quatre ans quand nous l’avons embauchée. Là, elle devait en avoir sept ou huit de plus. Certes, elle était déjà ronde, mais elle avait un joli petit minois. Alors ça ne m’avait pas déplu de la baiser dans le sous-sol, une semaine après son entrée dans notre charmant logis. Elle avait une manière assez singulière de soulever sa jupe et de me tendre sa croupe, culotte aux chevilles. Elle semblait faire ça en un seul mouvement, en moins d’une demi-seconde. Jamais vu un truc pareil ! Et puis elle a rencontré un type du Vermont. Un paysan. Et elle est tombée enceinte, du péquenot, pas de moi. En six ans elle a eu trois mômes, je crois. À chacun d’eux, elle a pris dix kilos.

J’ai sorti mon portefeuille. Je lui ai tendu deux cents dollars.

« Je n’ai que ça sur moi, Maria.

— C’est bon, lieutenant Burger. »

Elle m’a toujours appelé ainsi. Même après m’avoir sucé : « Cha vous a plu lieutenant Burger ? »

 Karen était vraiment devenue très conne. Alors elle, elle ne risquait pas de m’épater question cul !

Et tous les jours, encore un peu plus, elle glissait dans les replis infinis et mystérieux de l’insipidité. Une lente et longue dégringolade, une incroyable accumulation de bêtises, de frivolités et d’obscurantisme. Ça avait dû commencer dès le premier jour de notre union. Enfin, je présume.

Quand je ressortais du bureau de police, jamais je ne rentrais directement à la maison. Je prenais la direction du Sam’bar[3] où j’éclusais quelques verres. Seul. Parfois en compagnie d’Al Duc. Puis je trouvais le moyen de faire une ou deux étapes au VeraClub[4]. De temps en temps au Pirgiron’s[5] en essayant de ne pas me faire remarquer par les collègues. Je rentrais souvent bien après minuit plus ou moins éméché. Même lors de mes jours de congé, je ne touchais plus Karen. Ou par inadvertance. Nous étions à peine un couple de pacotille. Pas les seuls à Aroldville, j’imagine. Mais encore aujourd’hui je ne m’explique pas pourquoi je ne faisais rien pour rendre la situation différente. J’avais peut-être perdu la main. Je n’avais plus envie de changer de vie. Un blocage, sans doute… je m’atomisais.

Et Dieu sait si ma vie m’emmerdait en général et même en particulier…

Une habitude chez moi. Faut croire… dans le New Hampshire ou à l’autre bout du continent. C’est peut-être cyclique. C’est ça, j’ai lu un truc là-dessus : je suis bipolaire, cyclothymique et je ne sais quoi encore…

Karen et moi… dix-huit ans au bas mot ! Record battu et dans les grandes largeurs ! Mais au bout de ce laps de temps, j’avais l’impression de la fréquenter depuis toujours. Pourquoi ? Aucune idée !

Mais pas de la connaître réellement, Karen. On a pas eu de gosses. Elle n’en voulait pas. Moi, je m’en foutais royalement. Les chiards, j’avais éprouvé. Et ça ne m’avait pas franchement emballé. Au point que ça avait mal fini !

Vous me trouvez cynique ?

Karen faisait partie des meubles dans cette maison qui n’était pas un foyer. Paradoxalement, il n’y avait jamais (ou si peu) de scènes de ménage entre nous. Elle claquait mon pognon, mais sans trop exagérer.

Il n’y avait pas que Karen qui me gonflait. J’avais cinquante piges bien tassées, dont une grosse quinzaine dans la police et je me laissais dépérir dans ce bled à la con où il ne se passait jamais rien ou presque. Un type qui tabassait sa pouffiasse de temps en temps, une bande de gamins qui se soûlaient la gueule avec des bouteilles volées à la supérette et trois ou quatre arrestations par an pour refus d’obtempérer ou ivresse sur la voie publique.

Naturellement, cette bourgade de quinze mille habitants avait connu trois ou quatre événements restés dans les annales, c’est-à-dire dans les colonnes du Old Farmer’s Almanac ou de The Citizen. En 1977, par exemple, Johnson Bergen avait, à l’âge de 24 ans, épousé Ruth Hengel, 53 ans. Bergen était peut-être simplet, mais il était à la tête d’une petite fortune (évaluée à 257 634 dollars et 77 cents) héritée de ses parents, fondateurs dans les années vingt d’une modeste quincaillerie devenue au fil des ans le plus grand drugstore de la région. Ruth trompait allègrement son jeune mari avec une ouvreuse de cinéma. Désespéré, Johnson s’était suicidé de deux balles dans le dos devant ledit cinéma. Il était trois heures du matin. Il pleuvait comme vache qui pisse.

Harry Cologan, à l’époque tout frais émoulu de l’école de police de Boston, avait fait un rapport circonstancié dont les conclusions avaient conduit le juge Berthelote à classer l’affaire. On était entre Noël et Nouvel An. Le juge avait autre chose à faire. Comme tout le monde d’ailleurs.

Quant à Ruth Hengel, trois ans plus tard, elle se remaria avec le juge Berthelote. Ça tombait bien, il était veuf depuis peu. Plus exactement depuis l’année précédente où Mme Berthelote avait décidé de laver les carreaux de leur chambre située au onzième étage d’un immeuble très chic, à deux heures du matin. On l’avait ramassé à la petite cuillère.

Ils ont quitté Aroldville et se seraient installés à Las Vagas ou à Berchtesgaden en Bavière. En tout cas, on ne les a plus jamais revus.

Hormis le suicide de Johnson, il n’y eut pas d’autres morts violentes. Ah si : un accident de la circulation impliquant une motocyclette pilotée par une jeune amazone nue (la fille du maire) et un buggy amish old order tiré par deux chevaux. Nuit de pleine lune. Quatre morts et steaks d’équidé toute la semaine aux deux hospices du comté.

J’aurais pu demander une mutation, mais d’un autre côté, je n’avais aucun intérêt à attirer l’attention sur moi d’une façon ou d’une autre. Même pour obtenir une petite promotion… flic minable sans ambition, mariée à une conne parfaite, se pétant la gueule de temps en temps, renvoyait de moi une image guère flatteuse, mais particulièrement adaptée à ma situation. Alors, je végétais à Aroldville où je prenais de moins en moins mes jours de repos sauf quand le capitaine Cologan me les imposait.

Dans ce cas, je demeurais un peu à la maison à tourner en rond. Puis, invariablement, Karen me conseillait d’aller me faire pendre ailleurs. J’obtempérais sans hésiter, généralement en allant à Greenville, dans le Maine, pour faire semblant de pêcher dans le Moosehead Lake. À trois heures d’Aroldville. Un prétexte bien simpliste d’ailleurs (j’aurais pu me prélasser sur le littoral atlantique) pour retrouver une vieille copine. Elle aussi s’emmerdait avec persévérance aux côtés de son concessionnaire Ford[6] de mari. Isa était juriste dans une compagnie de transport de Bangor.

Je l’aimais bien. Elle me faisait penser à Beth. Une Beth qui aurait eu la chance de devenir adulte. Une Beth avec une vingtaine d’années en plus. À mes yeux, vraiment, ça pouvait coller. Cette même franchise naturelle dans le regard. Dans la vie. La vie… Isa amusante, Isa belle… quand elle était enfant, Isa n’avait pas été obligée par ses vieux de bouffer des poissons rouges ni à assister à leurs engueulades, leurs minables parties de jambes en l’air alcoolisées… ça doit aider et faire la différence dans l’existence. Surtout pour plus tard. Beth n’avait pas eu de plus tard…

Les parents d’Isabel Frieman étaient nettement coincés, je les ai vus une fois. Mais ils furent suffisamment aimants pour que leur fille devienne une jolie personne équilibrée. Je les imaginais souvent tous les trois se lançant à longueur de journée des je t’aime à tire-larigot. Je pense que ça le fait, non ?

Chez Beth, on ne se disait jamais je t’aime. Ni chez nous d’ailleurs. On était plutôt du genre à se foutre sur la gueule nuit et jour.

Pourtant Isa avait tout de même fait au moins un mauvais choix. Elle trompait son époux avec moi… d’un autre côté, l’équilibre psychologique n’empêche peut-être pas de s’envoyer en l’air bimestriellement avec un flic sous benzodiazépines diverses et variées !

En général, nous séjournions dans une petite pension sur la rive ouest du lac. Rarement plus d’une semaine. Un drôle d’établissement tenu par deux sœurs. Officiellement… en fait, on s’est un jour aperçu qu’elles n’étaient pas du tout frangines.

Une nuit, on rentrait d’une virée au Canada tout proche. Peggy et Shella, les deux supposées sœurettes, avaient (intentionnellement ?) laissé la porte de leur chambre entrouverte d’où s’échappaient des râles et murmures suffisamment explicites pour nous ôter le moindre doute quant à leurs relations saphiques…

Le lendemain, les deux quinquas nous proposèrent de partager un apéritif dînatoire et bien plus si affinité. Isa s’en offusqua. Personnellement je n’en avais strictement rien à cirer, mais je n’avais rien dit. Alors, du coup, nos escapades eurent lieu beaucoup plus souvent de l’autre côté de la frontière ou même sur les îles de Casco Bay.

J’ai bien aimé le Canada. Je veux dire la partie francophone. Sur les îles, trop de touristes cramoisis et mal embouchés. Des impolis venus avec leurs marmailles débiles de New York ou de Boston.

La ville est peuplée d’Américains moyens

Je suis repassé par le commissariat. Nabi Cortez était en train de pelleter de la neige. Il m’a fait un petit signe amical quand j’ai immobilisé la Firebird devant l’entrée du poste. Nabi est : hispanique, fou de Dieu, athée et échangiste (même s’il n’a rien à échanger). À l’époque, il tenait la librairie évangélique, juste de l’autre côté de la rue. La Valley Bible Chapel. Nabi Cortez se disait très pieux. Enfin, pas devant moi. Il avait surtout été un escroc à la petite semaine, avec son frère, à New York. D’ailleurs, ce dernier purgeait toujours une peine de quatre ans au pénitencier de Concord où on l’avait transféré depuis Rikers Island. Bouquiniste soi-disant huguenot, Cortez m’était sympathique.

Il m’avait convié avoir trouvé ce seul moyen, exploiter une librairie religieuse, pour gagner sa vie honnêtement sans trop se casser le ciboulot et en restant propre sur lui, de la tête aux pieds, toute la sainte journée. Il prétendait ne pas se plaindre de son sort. Il m’avait expliqué attendre que son frère sorte de prison pour lui prêter le fric nécessaire pour ouvrir une autre boutique confessionnelle dans le même secteur, mais d’une obédience différente. « La concurrence dans les affaires, c’est excellent ! »

Il nous était parfois arrivé d’avoir de longues conversations sur des sujets aussi variés que la miséricorde, l’avenir du pays… il était très intelligent, mais il ne comprenait pas toujours lui-même la teneur de son génie.

À l’étage, au commissariat, Duc était seul. Il était devant son ordinateur et se curait soigneusement le nez. Il n’était sûrement pas en train de faire des recherches pour une enquête ou de classer ses fichiers. Il jouait au Solitaire ou au Démineur. Sa langue pourléchait ses lèvres comme un gamin appliqué.

L’officier Al Duc était à la police ce que Trump est au prix Nobel de n’importe quelle discipline. Sa sœur se faisait tringler par le maire. Dans son bureau officiel, à quatre pattes sur la moquette épaisse, dans les chiottes, dans un motel ou n’importe où ailleurs. C’était de notoriété publique. Alors, Al Duc était devenu flic. À coups de piston, c’est le cas de le dire[7]  !

Sa frangine, une petite rousse boulotte était chargée à l’Hôtel de Ville d’assurer l’accueil de tous les citoyens ayant besoin de s’inscrire à quelque chose. Je la connaissais un peu. Pute et administrative jusqu’au bout des ongles. Célibataire. Elle avait essayé de mettre le grappin sur le gouverneur, mais ça n’avait pas marché. Et avec le maire, marié, les épousailles étaient exclues. Je l’ai bourrée une fois. Sur mon bureau au commissariat. Elle était venue apporter des papiers pour je ne sais plus quoi. Nous avions failli nous faire surprendre par son frère. C’eut été cocasse…

Ce dernier, gaffeur hors pair, affligé de tics nerveux, était sans doute le flic obèse le plus stupide de toute la Nouvelle-Angleterre ! Mais je l’aimais bien quand même. Il me délassait…

« Nadia est partie ? lui ai-je demandé en guise de bonsoir.

— T’as vu l’heure ? a-t-il répondu en explorant de plus belle son tarin.

— Ouais… bon, si tu vois le capitaine, je lui fais mon rapport demain matin. Un putain d’accident particulièrement rare à ce qu’il paraît. Le type l’a échappé…

— Quel type ? »

Duc n’était jamais au courant de rien. Si nous étions sous la menace d’une attaque nucléaire, il serait le dernier à l’apprendre !

« Le cracheur de feu, devant la mairie ce matin. Il s’est transformé en torche humaine.

— Ah… »

J’ai passé la demi-heure suivante à ranger des papiers et à préparer mon rapport pour le rédiger le lendemain en arrivant au bureau. La routine.

« Tu crois que c’est dangereux ? demanda Al Duc.

— Quoi donc ?

— Cracher du feu ?

— Oui… tu viens, on va s’en jeter un ! »

Duc ne refusait jamais ce genre de proposition. Ou très rarement. Et puis, malgré son Q.I. à la Sarah Paline, il était d’une compagnie agréable. Pour moi, en tous cas. J’avais fini par ne plus remarquer ses tics, même s’ils continuaient de faire sourire les autres consommateurs du Sam’Bar. Il avait toujours été bizarre pour la grande majorité des gens du coin. Il leur avait servi de souffre-douleur durant de longues années, réduisant son enfance et son adolescence à un véritable calvaire. Un jour, l’actuel chef de la trésorerie municipale, son frère et un type qui trépassera plus tard d’alcoolisme, l’avaient foutu à poil en plein hiver. Ils l’avaient ensuite obligé à jouer au foot sur un terrain vague. Comme ça ne suffisait pas, ils avaient invité une vingtaine de filles de leur âge pour assister au spectacle. Des adultes étaient même présents. Personne n’a moufté. Humilié, Al Duc, fils d’une fille-mère vivant de petits boulots, faillit, en plus, attraper la mort. Il resta aliter deux semaines durant lesquelles sa mère dut renoncer à plusieurs heures de ménages, notamment dans les écoles municipales.

Quand il avait décroché ce poste de flic, ses anciens coreligionnaires avaient flippé. Ils s’étaient tous dit qu’il allait se venger, balancer des contraventions pour un oui pour un non, des arrestations à la moindre infraction. Mais Al Duc n’en a rien fait. Sur ce coup, il l’avait jouée fine. Pour s’attirer une certaine sympathie, sans doute. Elle lui avait fait si longtemps défaut de la part des citoyens d’Aroldville, ces bouseux maléfiques, gavés aux clichés les plus éculés ; pingres, avides, pernicieux, racistes, branleurs, vaniteux, délateurs… Des Américains moyens… la mesquinerie et l’hypocrisie resteront les principales caractéristiques de ces gens capables d’élire un chacal au poste de maire. Et le maire était toujours un chacal. Républicain. Ou démocrate…

 

L’épouse du capitaine a été assassinée

Nous avons pris chacun une bagnole. Lui, une Ford de service, et moi ma Pontiac. Le bar était plein comme un œuf. Essentiellement des camionneurs et des culs-terreux du coin. Il n’était pas loin de 21 h. Nous sommes restés au comptoir dont la surface était à peu près aussi reluisante qu’une décharge sauvage du Bas-Congo[8]. Le loufiat nous était inconnu. Il avait des yeux vairons, un gris et un vert, à part ça il était homosexuel et new-yorkais. J’ai commandé deux bières. Un quart d’heure plus tard, Al Duc remettait sa tournée. À ce moment précis nous étions encore naïfs et innocents. Enfin, surtout lui.

En général, la conversation de Duc se limitait aux courses de chevaux, à sa sœur (oui, le maire la baisait toujours) et à Suzanne Cloutier, une Canadienne de vingt-neuf ans. Il la voyait une fois par mois, à La Tuque, bourgade au nord-ouest de Québec. Il y était allé à deux ou trois reprises en voiture (quand même sept cent cinquante kilomètres !) mais la plupart du temps, il s’envolait depuis Manchester ou Albany.

Immanquablement, en me parlant d’elle, il me collait sous le nez une photographie où on les observait tous les deux, en pied, devant une petite maison de brique. Ils portaient chacun un survêtement. Un bleu pour lui, un rose pour elle. Deux obèses à l’air totalement con. Ils se tenaient la main, sourires niais, regard inexpressif. Ce n’était pas un selfie, quelqu’un avait dû réaliser la prise de vue. La petite maison avec jardin, derrière le couple, appartenait aux parents de Suzanne. Il me l’avait dit avec moult détails sur l’ameublement, le quartier, l’environnement, et il avait précisé que les parents en question étaient des… agnostiques presbytériens !

Al avait rencontré Suzanne sur la toile. Elle était bibliothécaire ou documentaliste, elle n’avait jamais été mariée et elle était partante à l’idée de larguer son job, de liquider la baraque de ses vieux, de s’installer aux États-Unis, dans le New Hampshire, à Aroldville. Il me répétait la même salade depuis au moins cinq ans et on n’a jamais vu l’ombre d’une Québécoise répondant au nom de Suzanne Cloutier dans les rues d’Aroldville ni d’aucun autre patelin du comté de Carollton. Mais Al Duc continuait de baratiner, d’exhiber invariablement la même photo. Inlassablement. Sans même douter une seconde de l’avenir de leur relation. Il poursuivait son rêve comme un dératé analphabète derrière un abécédaire fugueur.

« Tu vas toujours la voir, Al ?

— Ben ouais, je veux, Greg ! Une fois par mois à Québec en avion… »

Je le croyais. Il m’était arrivé à plusieurs reprises de le conduire à l’aéroport de Manchester. Et pas plus tard que le mois précédent. Sinon, qu’est-ce qu’il irait bien foutre là-bas ?

Comme souvent je n’écoutais Duc que d’une oreille et d’un œil, observant plus ou moins les consommateurs alentour, ponctuant de temps en temps d’un léger signe d’assentiment une conversation incessamment répétée dont je perdais rapidement le fil.

Ce soir-là, nous nous sommes séparés vers 23 h comme d’habitude, je n’avais pas du tout envie de rentrer. J’ai continué sur la NH16 jusqu’à la station Mobil. Il neigeait toujours. Il y avait peu de circulation. Avant la station-service, à la hauteur de Wakefield, une camionnette aux couleurs de DHL avait fini dans le fossé à la sortie d’une courbe sur la droite. J’ai ralenti sans m’arrêter, il y avait déjà suffisamment de ploucs pour aider le pauvre gars à s’en tirer.

À la station Mobil, je me suis garé à côté d’un antique camion tout rouillé. Il était là depuis une éternité, abandonné sans doute. Il y avait aussi une vieille Toyota, j’avais possédé un modèle semblable jadis à Albuquerque, et deux Chevrolet et un pick-up Hilux bleu, flambant neuf.

Dans le magasin, Nelly était à sa place, comme toujours, à côté de sa National Cash de 1972. Elle affichait son air blasé, un léger sourire plus ou moins commercial figé sur ses lèvres blanches. Quand un client avait besoin d’aide, elle gueulait un prénom incompréhensible en direction de l’arrière-boutique, sur sa droite. Il en sortait un gringalet acnéique. On a dit que c’était son fiston un peu idiot, ou son frère à moitié débile. C’était son neveu. Le fils de son frère réduit en bouillie en Irak. La veuve n’avait pas supporté les circonstances atroces de la mort de son mari. Ce dernier avait sauté sur une mine. Jambes arrachées, il était encore vivant quand un véhicule blindé lui était passé sur le corps. Enfin, ce qu’il en restait. Elle s’était pendue. J’avais appris tout ça lors d’une enquête de routine.

« Bonsoir, Greg », m’a lancé Nelly sans grande conviction.

J’ai porté un doigt à la hauteur de mes yeux et je me suis dirigé vers le présentoir de spiritueux où des ados s’empressèrent de s’éloigner pour prendre ostensiblement des chips sur une gondole. Ils me connaissaient. Me savaient flic. Tout le monde me calculait. J’ai remarqué un troisième larron, plus âgé, un grand échalas plutôt élégamment vêtu. Ses godasses Mission Coyote Lynx, sorties tout droit du surplus militaire (de Brookfield North ?), juraient un peu avec son pantalon noir bien coupé et son imperméable beige. Pourquoi m’avait-il un air familier ? Sans doute l’avais-je déjà aperçu à droite ou à gauche.

 Mon père portait exactement les mêmes chaussures.

Il les avait aux pieds quand on avait découvert son cadavre brûlé par le soleil, dans le désert.

Moi aussi je les avais souvent mises, notamment lors de nos escapades, mon frère et moi, dans Sandia Park à la recherche de villas isolées. En hiver, il neige au Nouveau-Mexique surtout sur les Sandia Crest à l’est d’Albuquerque. À l’époque, nous habitions dans une vieille baraque en bois sur Commercial Street. Un cabanon au toit percé donnant sur un immense bâtiment de l’ancienne gare de triage. Une construction lugubre avec une façade grise de trois étages où toutes les fenêtres (innombrables) étaient pétées. On aurait dit des yeux crevés. Nous étions à deux cents mètres des voies ferrées, nos voisins vivaient comme des clodos. Nous aussi. Les ordures s’entassaient devant nos cambuses. Dans ce coin pourri, la Mairie dépêchait les éboueurs seulement deux fois par mois et encore.

Notre père passait ses journées à fourguer des assurances, des sous-vêtements ou des aspirateurs. Notre mère picolait et, à l’occasion, s’envoyait pécuniairement en l’air avec l’employé du gaz ou le facteur, c’était selon ; parfois un voisin. Je me souviens d’un type graveleux. Bob je ne sais plus quoi. On racontait partout qu’il avait été plein aux as dans les années soixante-dix, un peu comme nous. Mais à cette époque, il était fauché. Exactement comme nous et tous les autres voisins. Un jour, je l’ai vu sortir sa bite et la fourrer dans la bouche de maman. Ça m’a fait un drôle d’effet. Mais j’ai pas réagi. Je me suis sauvé. J’avais douze ans.

Mon frère Chuck et moi étions censés fréquenter l’école puis le collège. Mais nous passions le plus clair de notre temps dehors, dans les rues du centre, dans les chemins de montagne, dans le désert.

Dans ma bagnole, sur le parking Mobil, j’ai rempli ma flasque avec du Jack Daniel’s. J’en ai bu une lampée avant de ranger l’objet dans la boîte à gants. J’ai jeté le flacon vide par la fenêtre. J’ai loupé le container à ordures d’au moins trois mètres. La bouteille a fait un petit flop en s’enfonçant dans la neige. La minute suivante, j’ai repris la flasque pour m’envoyer de longues gorgées. Ce n’était pas très indiqué avec mon traitement, mais bon… ainsi j’ai laissé passer le temps en essayant de ne plus penser à rien…

Le grand type chaussé de Mission Coyote Lynx est sorti puis a marché en direction du pick-up bleu. Il a démarré et rejoint lentement la route. À un moment, il a tourné la tête vers moi. J’ai nettement eu l’impression qu’il m’observait du coin de l’œil.

Ensuite, j’ai mis le moteur de la Firebird en marche puis je me suis dirigé vers le VeraClub. Je conduisais doucement. Là-bas, les festivités ne commençaient pas avant minuit passé. Il y avait des nouvelles gonzesses. Elles venaient de Philadelphie, m’avait-on dit. Les putes de Pennsylvanie sont-elles plus bandantes que celles du New Hampshire ?

Je ne l’ai jamais su. Je ne suis pas parvenu jusqu’au VeraClub. Mon téléphone a vibré et m’a obligé à faire demi-tour. Al Duc…

« Sale coup, Greg ! Le patron…

— Ouais, quoi le capitaine ?

— Enfin, sa femme… Mme Cologan…

— Sa femme ? Crache Al, s’il te plaît.

Arrêt en douceur sur le bas-côté.

— Zigouillée, vieux ! Tu le crois, ça ? On l’a descendue ! »

Non seulement Al Duc était braque, mais par-dessus le marché il était incapable d’aligner une phrase complète et intelligible en une seule fois quand il était émotionné. Pour le coup, il était dévasté. J’ai alors pigé pourquoi : l’épouse du capitaine Harry Cologan, le boss de notre petit commissariat, avait été retrouvée morte. Assassinée.

« Mais où ça bordel ? Quand ? »

Duc a bafouillé puis il a fini par se reprendre. J’avais compris l’essentiel. J’ai coupé la communication et redémarré sur les chapeaux de roues, oubliant la neige. J’ai failli foutre la Pontiac au tas. J’ai redressé de justesse et foncé. Il était à ce moment-là minuit passé.

 

Docteur… on est plusieurs en chacun de nous ?

Sur la berge de Lovell Lake, les Cologan habitaient un pavillon typique de la Nouvelle-Angleterre avec bardeaux de bois, toit pentu et mansardes. Vue imprenable sur Little Island et, un peu en retrait, Big Island. Le capitaine ne s’était pas offert cette magnifique villa au bord du lac, sur quatre hectares arborés, avec son seul salaire de flic. Il y avait bien sûr le pognon de son épouse. Héritière des laboratoires Bakers-Galarneau de Boston. Elle était une rentière fortunée. Ses revenus tirés d’un groupe puissant, faisant la pluie et le beau temps dans l’industrie pharmaceutique, étaient stratosphériques. À se demander pourquoi son mari continuait de bosser dans la police…

La famille de Clara Cologan et certains gros actionnaires du conglomérat se pavanaient fréquemment dans la presse people sous couvert de nombreuses manifestations charitables. D’ailleurs l’épouse du capitaine avait elle-même sa propre fondation dédiée aux orphelins de la police et de l’armée. Un truc comme « Let’s love the children of our heroes ». À ce titre, elle passait souvent à la télé dans des talk-shows ruisselants de bons sentiments noyés par des hectolitres de larmes de crocodile.

Le côté nord-ouest du domaine était contigu avec le cimetière Landhall, environ un kilomètre avant la caserne des sapeurs-pompiers d’Aroldville.

Cette nuit-là, le secteur était sinistre. L’atmosphère pesante. On sentait l’imminence d’une autre menace tragique après la mort brutale de Clara Cologan. Surtout avec cette neige grisâtre au sol.

Devant la maison, il y avait plusieurs voitures de police et une demi-douzaine de collègues en uniforme. Duc, dans son costard froissé, comme s’il avait dormi dedans depuis un mois, m’accueillit. Il était vert pâle comme les pensionnaires d’à côté, avant de se faire bouffer par les asticots.

« Le capitaine est dans le salon. Nadia est avec lui, m’a-t-il chuchoté à l’oreille comme s’il complotait en m’arrosant copieusement de postillons aromatisés à l’ail et à la bière.

— Où est Mme Cologan ?

— Le corps tu veux dire ?

— Al…

— Derrière, sur le ponton.

— Cause de la mort ? Allez, me fais pas languir, c’est pas le moment, merde !

— Une décharge de chevrotine. Dans le dos… entre les deux omoplates. La mort remonterait à moins de deux heures et…

— OK ! Allons-y. D’abord le capitaine. J’ai préféré abréger le compte-rendu décousu de Duc. »

Je l’ai suivi dans la villa.

Harry Cologan était un grand quinquagénaire aux cheveux blancs, à la moustache grise. Il portait beau. Pas de bide. Un regard bleu acier d’une franchise sans scrupule. Ses tenues étaient toujours impeccables, en uniforme ou en civil. Il était un peu cabotin sur les bords et il adorait faire le mariole devant les micros et les caméras. Mais il n’en avait pas souvent l’occasion à Aroldville. Là, pour le coup, je me suis demandé comment les choses allaient tourner.

Nous étions dans le salon richement meublé et décoré avec goût. Le capitaine était assis du bout des fesses sur un Chesterfield au cuir d’un profond vert anglais. J’étais déjà venu ici. À plusieurs reprises. À l’occasion de petites sauteries comme ses cinquante-cinq ans, les quarante ou quarante-cinq ans de Clara, une ou deux réceptions à l’occasion des fêtes de fin d’année, un Thanksgiving, un 4-juillet également et, le mois précédent, pour je ne savais plus quoi. Je m’en suis souvenu, un peu plus tard, et ça a vachement compliqué les choses et elles étaient déjà très loin d’être claires comme de l’eau de roche…

Quand je dis des petites sauteries, en réalité, à chacune de ces agapes, les convives avaient été reçus avec beaucoup de faste et de distinction et, toujours, le capitaine était d’une élégance très raffinée. On aurait dit un lord anglais des années soixante. Roger Moore dans « Amicalement vôtre », vous voyez ? Mais ce soir-là, il ressemblait à un vieux tas de chiffons. Il était tout fripé. Certes, il était vêtu d’une magnifique veste d’intérieur Scavini à carreaux rouge et jaune, mais inutile de préciser : il était dans les trente-sixièmes dessous. Même sa belle moustache, d’habitude portée si fièrement avec une certaine arrogance d’ailleurs, en rabattait. J’ai regardé en douce ses longues mains, je ne sais pas pourquoi, mais elles m’avaient toujours fasciné. Elles tremblaient.

Nadia était à ses côtés. Elle avait l’œil humide. Son carnet et son smartphone dont elle se servait comme enregistreur étaient posés sur la vitre épaisse de la table supportée par un ours stylisé en pierre stéatite.

Les autres flics se tenaient à l’écart. Je me suis approché. Le capitaine m’a jeté un regard hébété. Il allait se lever, mais Nadia l’a retenu par le bras. Il a baissé les yeux. Pas de larmes sur ses joues. Un léger frémissement de l’ensemble du corps avec la jambe droite prise de trépidations irrégulières. Je me suis demandé, l’espace d’un instant, s’il n’était pas atteint de la maladie de Parkinson. C’était ridicule. Je l’avais toujours vu maître de lui en toute circonstance. Il murmurait : « c’est impossible… inexplicable… »

« Capitaine, nous allons vous aider », a dit Nadia. « Mais essayez de vous souvenir… c’est difficile, mais vous le savez c’est important capitaine.

— Je comprends pas… je sais plus », a-t-il répété en boucle. Un disque rayé. Ses mains et sa jambe tremblaient de plus en plus. Mais il ne pleurait toujours pas. J’ai noté cela sans raison précise. Il était certes choqué, mais ses yeux étaient secs.

Discrètement, Nadia a fait un geste en direction d’une collègue en uniforme, croupe et dents de jument. Elle s’est approchée. Nadia a quitté le somptueux canapé. Elle m’a invité à la suivre et nous sommes sortis avec Duc sur l’arrière de la maison, côté lac.

Je l’ai dit, je crois : nous sommes un petit commissariat. Pratiquement tout l’effectif était présent à Lovell Lake. Nous n’étions que quatre officiers le capitaine compris plus une demi-douzaine d’agents en tenue.

Derrière la villa, une pente douce descendait vers le rivage. Il y avait comme des bandelettes de neige fondue, le ciel sans lune tirait au violet. Pas un souffle de vent. Les eaux du lac étaient théâtralement silencieuses et on les devinait sans peine glaciales. L’embarcadère était constitué d’une jetée en bois d’une bonne vingtaine de mètres de long. On avait déjà installé des projecteurs. Nous nous sommes approchés du cadavre. Il était au beau milieu de l’appontement, allongé sur le ventre, les deux bras bizarrement lancés en avant. Dans le dos le sang était coagulé. Les jambes étaient écartées. On ne voyait pas le visage. Seulement une masse de cheveux blonds. Bien sûr, le corps nu de Clara Cologan, dans une position aussi triviale, nous apparut à tous relever d’une baroque et inquiétante mise en scène.

J’en ai vu et fait dans ma vie. Mais le corps nu de l’épouse du capitaine m’a filé la chair de poule l’espace d’une poignée de secondes. Je me souviens m’être dit que je vieillissais…

Tous les gens présents à ce moment-là semblaient gênés. Il ne régnait pas l’agitation habituelle aux scènes de crime. Chacun gardait le silence ou s’il devait parler le faisait discrètement. J’ai pensé à Beth. À son petit corps gracile se balançant au bout de la corde.

Murmures. Aucun flash ne crépitait, personne ne s’interpellait. Même par gestes. Duc était totalement désemparé. Il trépignait en se grattant furieusement le dessus des mains. Nadia était pétrifiée.

Je me suis agenouillé au-dessus de la morte. Pas de doute : elle avait reçu une décharge de chevrotine dans le dos au niveau supérieur des vertèbres thoraciques, presque entre les deux omoplates. Le sang n’était plus qu’une soupe épaisse, mais on voyait bien l’impact et il était anormal.

Un petit éclair m’a sauté aux yeux. C’était, dans la plaie, un reflet créé par les lumières des puissants projecteurs. J’ai alors remarqué un bout de fil jaune au bord de la lésion.

En regardant encore de plus près, j’ai compris être en présence d’une blessure mortelle provoquée par de la chevrotine liée. Un œil exercé pouvait en effet repérer une ou deux extrémités de fils de laiton. Je me suis redressé et me suis rendu compte de la présence du toubib. Il était juste à côté de moi à m’observer ainsi que le corps et le bâton.

« Salut, Bernie, vous avez remarqué vous aussi ?

— Ouais… les fils. Des plombs de huit liés avec du fil de laiton. Ça permet d’utiliser la chevrotine dans un canon rayé et puis du coup de faire, disons, un tir groupé.

— Exactement », approuvai-je. Il m’a regardé d’un air songeur et a dit en soupirant :

« Celui ou celle qui a fait ça ne voulait pas louper son coup. Il avait seulement un fusil de chasse. Pas un tueur professionnel armé d’un automatique. C’est quand même particulier pour un meurtre.

— Ou alors un spécialiste qui souhaite se faire passer pour autre chose… ou un amateur n’ayant rien d’autre comme munition ?

— Possible Greg. Un bricoleur passionné ou un fana éclairé. »

J’aimais bien Bernie Leikarz, le coroner de notre petite communauté. Il allait gaillardement sur ses soixante-douze ans. Il aurait pu faire valoir ses droits à la retraite depuis belle lurette, surtout en tant que vétéran. Mais il vivait seul, n’avait aucun hobby, ni pêche ni chasse, ni philatélie ni bridge, alors m’avait-il dit un jour, il préférait continuer à faire son boulot jusqu’à ce qu’on lui balance « c’est bon maintenant, Bernie, casse-toi, tu trembles trop, t’as du yaourt dans le crâne, on veut pas que tu nous confondes une suicidée au gaz avec un explosé à la barre à mine ». Il aimait répéter ça en rigolant. Pour son âge, il avait une allure plutôt juvénile avec ses cheveux restés blonds et sa barbe bien taillée, à peine grisonnante. Il devait mesurer dans les un mètre quatre-vingt, mais guère peser plus d’une soixantaine de kilos tout mouillés. Souvent, il me faisait penser à mon beau-père. Celui d’avant. Je veux parler de Neil King[9].

« L’intérêt de tirer avec ce genre de munition artisanale est de ne pas louper sa cible et aussi d’augmenter les chances de pénétration donc de faire un maximum de dégâts », précisai-je.

« Oui et de faire souffrir plus que de raison. Un véritable chasseur n’utilise pas de chevrotine liée », a-t-il ajouté pensif.

Il avait raison. Je n’avais rien trouvé à redire.

Autour de nous, on commençait à s’affairer un peu plus.

J’avais compris un truc évident : sur ce coup, le capitaine serait aux abonnés absents. C’était donc à Al Duc, à l’ancienneté, de prendre les choses en main, de diriger les opérations. Mais Duc ne semblait toujours pas s’être remis de la vision de Mme Cologan à poil avec un trou dans le dos. Alors je me suis décidé en demandant à Bernie si on pouvait embarquer le corps (oui) et si on avait prévenu la District attorney (non).

« Nadia, personne n’a téléphoné à la procureur  ? »

Elle m’a regardé paraissant ne pas comprendre

 

[1] Qu’a-t-il voulu dire ?

[2] La Bible Belt, littéralement la ceinture de la Bible, est une zone géographique et sociologique des États-Unis dans laquelle vit un nombre élevé de personnes se réclamant d’un « protestantisme rigoriste », terme désignant le fondamentalisme chrétien dans la sphère américaine.

[3] Le Sam’bar est un établissement situé en contrebas de la NH16, à environ 500 mètres après le panneau publicitaire de taille XXL vantant les qualités des bidets Bichano.

[4] Boîte à putes ayant une certaine notoriété régionale.

[5] Nous en reparlerons plus tard.

[6] Un jour, Burger a affirmé : « j’ai acheté une Ford une fois. C’est vraiment de la merde comparée à une Ferrari ! » À notre connaissance, il n’a jamais roulé en Ferrari…

[7] Le lieutenant Burger a toujours été friand de ce type de jeu de mots. Mais

ce n’est pas notre genre…

[8] Nous ne croyons pas que Burger soit un jour allé au Congo (Haut ou Bas).

[9] Nous ferrons succinctement sa connaissance plus tard.