Rosario Quispe et Warmi, de l’autosuffisance à Harvard
Cette entrepreneuse a développé un modèle socio-économique innovant dans le nord de l’Argentine qui profite à de nombreuses communautés amérindiennes.
En 2012, Rosario Quispe apprend qu’une vieille filature abandonnée est à vendre. Elle décide de chercher des fonds pour la racheter. Elle croise la route de l’entrepreneur argentin Juan Collado : « Je sais que cela peut vous intéresser », lui dit-elle en lui remettant un dossier rempli d’informations sur la riche histoire de la filature. Grâce à ses contacts, Juan Collado réussit à convaincre huit autres entrepreneurs d’acquérir l’usine textile avec Rosario Quispe.
En 2016, la filature Warmi a enregistré une production record (13 500 ouvrages réalisés). Deux ans plus tard, l’entreprise célébrait sa première exportation aux États-Unis, un défi de taille pour les dix-sept employés qui ont dû confectionner 1 500 couvertures en 45 jours. Warmi exporte aujourd’hui dans plusieurs pays européens dont la Suisse, l’Allemagne et l’Espagne.
À 62 ans, Rosario Quispe elle semble avoir vécu plusieurs vies tant la liste de ses combats et projets menés est longue. « Pour rien au monde je ne quitterai la Puna », lance-t-elle depuis sa modeste maison en adobe (briques de terre et de paille séchées), où elle élève un troupeau de 150 lamas. Quispe est une figure bien connue des villages, avec son chapeau à larges bords protégeant sa peau de cannelle et ses yeux foncés des rayons du soleil brûlant ; avec ses cheveux noirs tordus en une tresse, son pantalon sombre, ses mocassins et un chemisier aux tons pastel sous son châle ou poncho en laine, elle est désormais célèbre dans toute l’Argentine. Pas un média qui n’a parlé d’elle ces dernières années.
La Puna, c’est le nom donné aux hauts plateaux andins du Nord-Ouest argentin, l’une des plus belles régions, mais aussi l’une des plus pauvres du pays. C’est ici, à 3 700 mètres d’altitude, qu’est née Rosario Quispe dans une famille d’éleveurs de la communauté indigène Coya.
Il faut remonter aux années 1990 pour comprendre son histoire. À cette époque, plusieurs sites miniers ferment dans la région et son mari, Alfredo, est licencié. Sans revenus, cette mère de sept enfants s’organise alors avec une dizaine d’autres femmes pour exploiter leur savoir-faire : le tissage. Pour survivre, elles vendent leurs ouvrages sur les marchés artisanaux et parcourent les localités indiennes pour enseigner aux femmes la technique ancestrale du tissage de la fibre de lama, réputée pour la finesse de sa laine qui en fait un produit d’exception. Ces fréquents voyages à travers les communautés de la Puna couvrent jusqu’à 400 kilomètres par jour, le long de routes pleines de trous et de nids de poule.
Pendant cinq siècles, les communautés autochtones d’Amérique latine ont été appauvries, exploitées et ignorées. Rosario Quispe et ses companeras ont un rêve : pouvoir vivre dignement de leur travail, en accord avec les valeurs et traditions des communautés amérindiennes de la Puna. En 1995, elle fonde l’association Warmi Sayaj-sunqo qui signifie « femmes persévérantes » en quechua, la langue de ses ancêtres. Ces derniers temps, elles ont bénéficié de plans d’aide conçus par des « experts » des capitales de pays d’Amérique latine ou d’autres. Mais Warmi était une réponse à cent pour cent indigène à une crise économique dans la Puna. En grandissant, il a reçu le soutien initial de la Fondation Avina en Suisse, puis de la Fondation interaméricaine.
Dans le village d’Abra Pampa, autrefois surnommé la Sibérie argentine pour ses températures extrêmes, les Warmi construisent elles-mêmes le siège de l’association, « une maison en adobe fabriquée de nos propres mains, alors que nous portions nos bébés dans les bras », se souvient-elle. La notoriété vient au petit groupe de femmes deux ans plus tard lorsqu’elles sont récompensées pour leur créativité en milieu rural au Sommet mondial des femmes à Genève. « Grâce à ce prix, les médias ont commencé à parler des conditions de vie très dures qui sévissaient dans la Puna », raconte Rosario.
Microcrédits
Au début des années 2000, alors que l’Argentine s’apprête à affronter la pire crise économique de son histoire, elle met en place un système pionnier de microcrédits grâce au don d’un entrepreneur suisse. Ce programme permet à 4 000 familles issues de 85 communautés indiennes d’accéder à des prêts pour vivre de leur travail sans quitter la Puna. « Le système est fondé sur la confiance, aucune garantie n’est demandée », précise Rosario Quispe. Chaque communauté élit deux leaders, une femme et un homme, ainsi qu’un trésorier appelé el Kipu. Ensemble, ils évaluent les projets et octroient les prêts en fonction des besoins et des fonds disponibles.
Ouverture d’une station-service, achat d’outils, d’animaux, installation de clôtures pour les élevages, création de garages, d’épiceries, mais aussi d’une saline et d’un élevage de truites… Le montant des prêts va de 10 000 pesos (130 €) à 50 000 (650 €). Ce système de finance solidaire a attiré l’attention de l’université d’Harvard qui a invité Rosario Quispe à Boston en 2007 pour raconter son fonctionnement. « Ce fut une formidable expérience, confie-t-elle. Et cela m’a convaincue que nous étions sur la bonne voie ».
Achat de la filature
L’histoire des Warmi prend un nouveau tournant fin 2012. Le bruit se propage alors dans la région : la vieille filature de la province de Jujuy est en vente. Seule, Rosario Quispe n’a pas les moyens de la racheter, mais Juan Collado, un entrepreneur argentin, lui propose de s’unir avec huit autres actionnaires pour remettre en marche cette usine textile centenaire. « C’est un projet fascinant qui rassemble des acteurs de divers horizons. Nous avons fait le pari de l’interculturalité », raconte Juan Collado qui a convaincu plusieurs hommes d’affaires de rejoindre l’aventure de la filature Warmi.
L’histoire est particulière : en 1922, le gouverneur de la province de Jujuy misait déjà sur la fibre de lama, une ressource stratégique pour relancer l’économie d’Abra Pampa. Il achète alors plusieurs machines textiles en Belgique qui mettront quatre ans pour atteindre Buenos Aires en bateau, puis en train jusqu’à la Puna. Mais une fois arrivées aux confins du pays, impossible de les faire fonctionner faute… d’électricité et d’eau courante ! Les machines neuves resteront emballées plusieurs décennies.
Un siècle plus tard, dix-sept personnes font tourner cette entreprise semi-artisanale. L’usine textile Warmi travaille avec 600 éleveurs de la Puna, issus d’une vingtaine de communautés différentes.
Tous les bénéfices générés grâce à la filature sont réinvestis dans la Puna, notamment dans les microcrédits Warmi. Avec l’association, les actionnaires décident ensemble des projets dans lesquels ils veulent investir comme la création d’un club d’entrepreneurs ou l’acquisition de camions pour faciliter le transport de la laine depuis les villages isolés.
Rosario Quispe est citée en exemple dans le monde entier
Nominée au Prix Nobel de la Paix, Rosario Quispe est citée en exemple dans le monde entier pour ses différents programmes d’entrepreneuriat social qui ont participé au développement socio-économique de la région.
Avec les multiples activités économiques et la perspective d’autres à l’avenir, les jeunes Coyas décident de plus en plus de rester dans les communautés puna au lieu de migrer à la recherche de travail. En moins de deux décennies, Warmi est autosuffisante et a gagné en puissance. Le monde ne monte pas à Abra Pampa uniquement à cause de la personnalité d’un leader, mais parce qu’elle parle au nom de milliers de personnes qui vivent dans la Puna. Quispe : « L’importance de Warmi réside dans l’organisation que nous avons mise en place pour discuter et négocier avec les grandes entreprises, le gouvernement et les commissions municipales ».
Warmi modifie les relations de pouvoir remontant à plusieurs siècles. « Pendant 500 ans, quelqu’un a agi en leur nom », a déclaré Raúl Llobet, économiste, à propos des Coyas. « Le Curaca, ou représentant de la communauté qui a négocié avec les conquérants incas et plus tard avec les Espagnols ; le contremaître, dans les mines ou plantations ; l’intermédiaire politique, qui négocie avec le gouvernement… ». Grâce à la croissance de Warmi, une organisation des Coyas parle désormais pour eux et a commencé à obtenir des résultats. Plusieurs communautés ont retrouvé le titre de propriété de leurs terres et d’autres affaires ont été déposées devant les tribunaux. Enfin, une partie des scories de plomb qui étaient restées à Abra Pampa pendant 20 ans après la fermeture des fonderies a été transportée ailleurs, mais pas avant d’avoir causé des dommages irréparables. Une étude récente de la faculté de droit de l’Université du Texas a documenté des symptômes d’empoisonnement au plomb chez 80 % des enfants de la ville. L’un des enfants de Quispe a un handicap mental qu’elle attribue à cette pollution…
Mais grâce à la pression incessante de Warmi au profit de la santé des femmes, une maternité a été construite à l’hôpital Abra Pampa. Le centre médical que le Dr Gronda compte maintenant un réseau de prestataires desservant 70 000 patients à Jujuy et dans toute l’Argentine. Le volume élevé de patients compense les faibles frais facturés ; une adhésion d’un an coûte 10 $ US. Quispe a récemment annoncé que 72 jeunes coyas étudiaient la médecine.
Le site de Warmi, c’est ICI
Autres sources : Inter-American Foundation et Abanderados