Marta Valmont, roman, 415 pages.
Extrait (tout le premier chapitre) :
Paris, 2025. Marta Valmont dirige d’une main de velours la prestigieuse maison de haute couture fondée par son père, Victor. Mais derrière les dorures de la place des Vosges, tout menace de s’effondrer : dettes colossales, manœuvres d’héritiers secrets, trahisons, et un passé trouble qui refait surface. Les cadavres sortent des placards.
Des salons feutrés parisiens de la Maison Valmont, à Honfleur ou aux galeries du Sablon à Bruxelles, en passant par le Kent et les mystères de l’Afrique, les masques tombent, les alliances se révèlent, et les cœurs se rapprochent.
PREMIERE PARTIE
CRISE
CHAPITRE UN
La lumière des projecteurs baigne la scène d’une clarté douce et chaleureuse. Un à un, les mannequins avancent avec grâce sur le podium. Leur élégance, leur gestuelle sont fascinantes. Les silhouettes semblent glisser, vêtues des créations flamboyantes de la Maison Valmont. Elles se succèdent dans une chorégraphie parfaite. Chaque tenue raconte une histoire : des broderies façonnées à la main, des tissus nobles bruissant au rythme des mouvements, des coupes si magistralement conçues qu’elles fusionnent avec le corps de celles et ceux qui les portent. Chaque parure est un hommage vibrant au savoir-faire ancestral de la haute couture parisienne. Les modèles avancent avec une assurance maîtrisée, incarnant, tour à tour, la puissance, la grâce et le mystère. Ils sont les reflets vivants du génie de Fred, mêlé à l’héritage que Marta s’attache à préserver. L’audace se mélange au raffinement, dans un équilibre subtil entre classicisme intemporel et touches d’une modernité innovante et visionnaire. Comme toujours avec Valmont, la magie opère, l’inédit devient immédiatement académique.
Derrière un lourd rideau, Marta retient son souffle, son cœur bat à tout rompre. Elle a passé des mois à organiser cette soirée, à superviser chaque détail, des invitations aux moindres ourlets, de l’agencement de la salle et de la répartition des places aux premiers rangs. L’émotion la submerge en voyant tout ce travail prendre vie sous ses yeux. Les regards charmés, les murmures admiratifs se propageant en vagues ondoyantes à travers le public, tout contribue à l’intensité de ce merveilleux moment. À chaque apparition sur le podium, les créations de la Maison Valmont ravissent davantage l’audience. L’enthousiasme monte en puissance, débordant dans l’immense et lumineux Palais de Tokyo, avenue du Président-Wilson. Ce lieu, salué par les journalistes comme l’écrin sublime de la haute couture parisienne, brille de mille feux en cette fashion week de septembre. Marta contemple l’aboutissement de son œuvre.
Les applaudissements fusent, parfois presque suspendus lorsque le public retient son souffle devant un ensemble particulièrement novateur, pour reprendre de plus belle ensuite, emplissant le palais d’une chaleur presque palpable. Marta sent ses yeux se brouiller de larmes, mais elle se tient droite et se contrôle, malgré les battements de son cœur. Elle sait que cette soirée est une réussite non seulement pour la Maison Valmont, mais aussi pour elle et pour sa vision, pour les valeurs qu’elle a insufflées dans chaque création. Elle sait que c’est aussi une consécration pour Fred Campbell, dont le talent exceptionnel est une fois de plus mis en évidence, vénéré depuis des décennies par ses fidèles admirateurs. Une magie tant de fois soulignée par un public enthousiaste.
Les caméras suivent le moindre mouvement, les flashes crépitent sans relâche, immortalisant les sourires des mannequins, la finesse des détails et l’éclat des étoffes. Marta imagine les pages des magazines sur papier glacé, les articles qui raconteront cette nuit enchantée, les interviews qui célébreront l’audace de Valmont. Les journaux télévisés montreront ces images étincelantes, confirmant encore un peu plus l’aura intemporelle de la maison. Dans ce tourbillon d’émotions, Marta se sent plus vivante que jamais, consciente d’écrire un nouveau chapitre de l’histoire des Valmont.
À seulement vingt-sept ans, Marta Valmont s’est déjà taillé une place au sommet. Son succès n’est pas uniquement le fruit de ses seuls efforts. Depuis toujours, son demi-frère Thomas, de quinze ans son aîné, a été son pilier, son guide. Enfin… il l’a été. Malgré leurs caractères très différents, il l’a soutenue à chaque étape, surtout lorsqu’il a fallu reprendre les rênes de la Maison Valmont après la mort de leur père. Ensemble, ils ont réussi à maintenir l’entreprise au niveau des plus prestigieuses. Mais ce chemin n’a jamais été sans embûches, et, aujourd’hui, Thomas s’éloigne, attiré par des contrées de plus en plus sombres et périlleuses.
Et maintenant, Marta tente de dissimuler au plus profond de son âme un lourd secret, une terrible menace. Mais elle sait que c’est peine perdue, un jour ou l’autre le scandale éclatera. C’est une question de temps. Car derrière la vaine ostentation, la société qu’elle chérit plus que tout au monde vacille dangereusement. Thomas, autrefois leur force tranquille, est aujourd’hui accablé par les dettes et le poids des décisions difficiles à prendre en silence et en solitaire.
Sous le vernis de la réussite, elle sait que leur édifice bâti avec amour et détermination est fragile. Il est même prêt à s’effondrer comme un château de cartes au moindre vent contraire.
Dans les yeux des invités, ce défilé, destiné à révéler les collections printemps-été de l’année suivante, est un succès éclatant. Un de plus. Mais pour Marta, il dépasse de loin le simple cadre d’un événement dont la médiatisation internationale fait de Paris la capitale mondiale de la mode. Chaque robe présentée, chaque étoffe soigneusement choisie est une victoire silencieuse, un rouage d’une stratégie désespérée pour préserver la Maison Valmont.
Un murmure d’approbation parcourt la salle lorsque le dernier mannequin fait son entrée. Une jeune femme à la souplesse féline avance avec une élégance majestueuse, sa démarche soulignée par une robe de soirée, longue et écarlate, dont les mouvements très étudiés captent et renvoient la lumière sous tous les angles grâce à un organza de soie au maillage serré de très haute qualité. La création est avant-gardiste, tout en s’inspirant d’un classicisme des plus épuré dans sa coupe, mais éblouissante dans ses détails. Les cristaux incrustés, des Swarovski taillés en forme de gouttes d’eau et de fines étoiles, sont disposés avec une précision presque architecturale sur le corsage et le bas de la robe.
Sous les projecteurs, ils scintillent avec une intensité hypnotique, renvoyant de minuscules reflets arc-en-ciel sur les murs et les visages des spectateurs. Ces cristaux, choisis pour leur éclat unique et leur clarté exceptionnelle, évoquent des flammes dansantes. Ils semblent virevolter autour de la jeune femme, mais comme à distance, transformant chaque pas en une cascade de lumière grâce aux strass savamment travaillés. Le bas, un peu évasé, est ponctué de petits éclairs étincelants donnant l’illusion qu’il est constellé de braises incandescentes en tournoyant au-dessus des pieds nus du mannequin. Dans la salle, les chroniqueurs de mode n’ont pas besoin de se consulter. Ils ont à l’avance et facilement trouvé leurs titres : « L’éblouissante Esméralda de la Maison Valmont » ou « Hier soir, Esméralda brillait au Palais de Tokyo… »
Marta, debout dans les coulisses, observe la réaction du public avec attention. Les regards admiratifs sont aisément repérables, tout comme les exclamations sincères, les murmures élogieux. Mais elle sait aussi reconnaître les expressions plus intéressées : les yeux mi-clos d’un investisseur calculateur, le froncement subtil des sourcils d’une rédactrice en chef qui réfléchit déjà à sa prochaine critique. Dans cet univers de luxe et de paillettes, les louanges et les diatribes sont autant d’armes sophistiquées à double tranchant, tant on aime blâmer ce que l’on a adoré la veille.
Elle se permet un sourire fugace. Fred a une nouvelle fois frappé fort et juste. Cette robe est bien plus qu’une pièce de mode : une œuvre d’art ! Elle prouve que, malgré les rumeurs et les difficultés financières, la Maison Valmont peut encore captiver et émerveiller. Chaque cristal, soigneusement cousu à la main dans les ateliers, raconte une histoire de savoir-faire et d’excellence. Les brodeuses ont méticuleusement travaillé des semaines pour atteindre ce niveau de perfection, et Fred, avec son œil infaillible, en maestro, a orchestré chaque détail de cette œuvre raffinée.
Mais, alors que Marta laisse son regard balayer la salle, le contraste entre cette scène bluffante et la réalité qu’elle doit affronter dans les tout prochains jours devient presque insupportable. Derrière les félicitations de circonstance et les applaudissements, elle perçoit déjà les murmures qui s’élèveront plus tard : « Une collection magnifique de plus, mais pour combien de temps encore ? » Chaque sourire admiratif est une ombre de doute qu’elle ressent au plus profond d’elle-même.
Les cristaux sur cette robe, aussi éblouissants soient-ils, ne suffiront pas à masquer les fissures dans les fondations de la Maison Valmont. Et, tandis que le mannequin atteint l’extrémité du podium et fait demi-tour dans un éclat de lumière, Marta inspire profondément, se préparant à affronter une soirée où, derrière chaque compliment, pourrait se cacher un rappel cruel à l’urgence de la situation…
Fred, le styliste maison, apparaît soudain à ses côtés, tenant une tablette entre ses mains.
— Regarde, ça commence à circuler sur les réseaux sociaux. Le mot élégant revient souvent, et, à plusieurs reprises, ils mentionnent l’énergie de la collection, son innovation…
— Fred, cette soirée est une victoire. Elle devait l’être. Merci pour tout, répond doucement Marta.
Fred lui adresse un sourire, mais elle devine qu’il perçoit son inquiétude sous son masque.
— Tu sais, ce n’est qu’une bataille, Marta. Pas la guerre, murmure-t-il avant de s’éclipser afin de superviser les dernières retouches pour le salut final.
Sa haute silhouette de sexagénaire élégant disparaît.
Un peu plus tard, dans la salle de réception attenante, les flûtes de champagne circulent parmi les convives. Marta, entourée de quelques figures influentes, participe à des échanges superficiels. Elle évolue avec beaucoup de grâce et de dignité, mais son esprit vagabonde. Elle évalue mentalement les mesures nécessaires pour redresser les comptes de la maison et pour persuader les investisseurs de ne pas retirer leur soutien. La pression est écrasante, mais elle refuse de le montrer.
Son visage en apparence serein ne laisse rien transparaître des nuits blanches passées à éplucher la comptabilité et à chercher désespérément une solution.
Elle se rappelle les discussions angoissées avec Thomas, son demi-frère bien-aimé, qui a toujours géré les finances de l’entreprise. Enfin, jusqu’à ces dernières semaines. Depuis des mois, les chiffres ne cessent de plonger dans le rouge. Les dettes s’accumulent à une vitesse inquiétante, et les fournisseurs commencent à s’impatienter. La crise économique et la pandémie ont affecté la clientèle depuis bientôt cinq ans, et les ventes des collections récentes, bien que saluées par la critique, ne suffisent plus à couvrir les frais de fonctionnement et de production. Tout cela est vrai et sans doute surmontable, mais il y a autre chose, et elle l’a découvert l’avant-veille.
Oui, Marta Valmont incarne la réussite : jeune, élégante, déterminée, et dotée d’une capacité de travail impressionnante qui force l’admiration de toutes celles et ceux la côtoyant. Elle est l’image même de l’héritière moderne, celle qui semble n’avoir peur de rien et qui, avec grâce, sait naviguer dans le monde exigeant de la haute couture. Mais, en vérité, Marta porte un masque. Elle dissimule ses doutes, ses angoisses, et le poids des responsabilités qui pèsent sur ses épaules. Ce masque, personne ne le soupçonnerait en la regardant, tant elle contrôle l’art du camouflage avec cette façade imperturbable. Son visage aux traits réguliers, encadré par une épaisse chevelure blonde, est illuminé par des yeux verts qui brillent de malice et d’assurance. Et ce sourire… ce sourire qui semble pouvoir convaincre n’importe qui de n’importe quoi, charmeur et séduisant, un sourire qui dit en permanence : « Je maîtrise la situation. »
La Maison Valmont n’est pas seulement une entreprise. C’est une histoire, un mythe familial tissé de fils de soie et de sacrifices, une légende née dans un modeste atelier et élevée au rang de symbole incontournable de l’élégance à la française. Fondée par sa grand-mère, au mitan du siècle dernier, la Maison a vu le jour dans un petit local discret situé à l’angle de la rue Saint-Honoré et de celle du 29-juillet, dans le premier arrondissement de Paris. À l’époque, il ne s’agissait que d’une simple boutique de modiste sans prétention, où des couvre-chefs aux lignes délicates étaient conçus à la main pour une clientèle fidèle, mais encore confidentielle.
La grand-mère de Marta, Élise Valmont, femme d’une créativité débordante et d’une rigueur obsessionnelle, a posé les premières pierres, de ce qui deviendra un empire, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. Les clientes du quartier venaient au petit magasin pour des modèles originaux, des chapeaux ornés de plumes, de voiles perlées, de crêpes ou de rubans qu’Élise réalisait en échange de quelques francs. Élise refusait déjà tout compromis sur la qualité. Chaque confection était impeccable, chaque détail minutieusement mis en valeur, les étoffes étaient sélectionnées avec goût. Veuve de guerre, Élise ne se remaria jamais et se consacra exclusivement à son fils Victor et à son atelier de modiste assorti d’une petite boutique.
Puis, ce fut Victor Valmont, fils unique de Charles et Élise, père de Thomas et Marta, qui transforma ce joyau discret en une maison de couture emblématique. C’était dans les années 1970, une décennie de révolution et de renouveau, où Paris brillait de mille feux comme la capitale mondiale de la mode. Visionnaire, ambitieux et doté d’un charisme presque intimidant, Victor avait compris que l’avenir résidait dans l’innovation. Il ne se contentait pas de suivre les tendances ; il les créait. Il avait cette capacité rare à anticiper les désirs des femmes avant même qu’elles n’en prennent conscience. C’était une légende de la haute couture, mais aussi du monde des affaires. Il traînait dans son sillage une part de mystère accompagnée parfois de rumeurs pas toujours à son avantage. Fataliste, jamais il ne les infirmait ou les confirmait.
Sous son impulsion, la petite boutique se mua en une maison de haute couture où les plus belles matières prenaient vie entre les mains expertes des artisans. Les ateliers, autrefois modestes, s’agrandirent pour accueillir une multitude de talents venus des quatre coins de Paris, puis de la France. Les brodeuses, patientes et minutieuses, cousaient à la main des motifs délicats avec des fils d’or et d’argent, donnant à chaque pièce un éclat unique. Les plumassiers, maîtres dans l’art d’apprivoiser la légèreté, transformaient les parures en véritables œuvres d’une élégance aérienne. Les lapidaires ciselaient avec une habilité rare les pierres précieuses destinées aux robes de soirée les plus mondaines qu’on puisse trouver, quant aux tailleurs et coupeuses, ils étaient penchés sur les patrons de papier ou de tissu calicot sous l’œil averti des stylistes.
Dans cet univers d’effervescence créative, chaque métier avait sa place. Les modélistes, travaillant en étroite collaboration avec Victor, esquissaient les premiers contours des nouveaux prototypes, tandis que les patronnières donnaient vie aux idées en traçant les formes sur les tissus. Les petites mains, toujours discrètes, mais essentielles, s’activaient dans un ballet silencieux pour assembler, broder et parfaire chaque motif. Le bruit cadencé des machines à coudre se mêlant au murmure des échanges entre les artisans produisait une mélodie parfois perturbée par un éclat de voix ou un fou rire. La créativité prenait le dessus, partout matérialisée par des coups de crayons ou de ciseaux.
Chaque nouvelle collection était une symphonie de savoir-faire. Victor, perfectionniste invétéré, parcourait les ateliers, observant les moindres détails avec un œil critique. Il exigeait l’excellence, et son exigence était contagieuse : chaque artisan, de la brodeuse à l’apprentie, s’efforçait de se surpasser pour atteindre cet objectif. Sous sa direction, la Maison Valmont ne produisait pas seulement des vêtements, mais aussi des rêves concrétisés dans des tissus somptueux, des ornements délicats et des coupes impeccables. Très tôt, cet univers fascina Marta.
Le nom de Valmont, ou plutôt la griffe, résonna bien au-delà de Paris. Dans les années 1980, Victor ouvrit sa première boutique internationale à Genève, une ville symbole de prestige et de discrétion. Puis ce fut New York, où les mannequins vedettes de l’époque s’arrachaient ses robes du soir spectaculaires lors des galas de charité et des réceptions mondaines. Les vitrines de Milan, de Londres, et même de São Paulo virent bientôt s’installer les créations éblouissantes de Fred, où le luxe se mêlait à une simplicité trompeuse.
Marta se souvient des récits de son père, évoquant cette ascension fulgurante avec des yeux étincelants de fierté. Victor aimait dire que chaque point cousu, chaque broderie ajoutée, était une pièce du puzzle qui bâtissait le rêve Valmont. Pour lui, cette maison était bien plus qu’un métier : c’était une œuvre d’art vivante en perpétuelle évolution.
Aux quatre coins du monde, la Maison Valmont n’a cessé de briller. Un héritage tissé avec patience et fierté.
Marta serre inconsciemment les poings. Tant qu’elle sera là, tant qu’elle pourra se battre, elle ne laissera personne éteindre cette lumière.
Lors des soirées de gala où tout semble faste et légèreté, la jeune femme se transforme en véritable actrice, jouant son rôle à la perfection. Dans ces salons où les lustres étincelants projettent leurs reflets dorés sur des flûtes de champagne s’entrechoquant, elle est reine. Ses robes très élégantes, coupées avec un art consommé, toujours signées par Fred, épousent avec naturel ses épaules, accentuant sa silhouette gracieuse. Ses cheveux blonds sont coiffés avec soin en un chignon flou lui donnant une allure sophistiquée et intemporelle soulignée par de grands yeux verts, brillant d’intelligence.
À la lueur tamisée des éclairages discrets violemment déchirée par les flashs de photographes, Marta arbore des sourires éclatants, distribue des rires chaleureux et serre des mains avec cette assurance tranquille qui impressionne autant qu’elle rassérène.
C’est un ballet parfaitement réglé. Elle évolue d’un groupe à l’autre, chaque mouvement est calculé, chaque mot choisi avec minutie. Elle écoute les éloges des uns avec une gratitude plus ou moins feinte, sourit aux flatteries des autres tout en surveillant en catimini les regards curieux ou les murmures désobligeants. Les questions trop indiscrètes, posées avec cette politesse affectée des milieux mondains, elle les esquive avec une aisance presque artistique. Un petit rire, une réponse vague, un changement habile de sujet : « Oh, la prochaine collection ? Vous verrez, c’est encore un secret bien gardé. » Elle dispense des compliments et des mots aimables comme un peintre jetterait des couleurs sur une toile, créant une image d’elle-même rassurante et inspirante. Mais cette image est un mirage, un écran de fumée qui cache une réalité beaucoup moins éclatante. Elle le sait. Elle craint qu’on ne le sache.
Marta lutte. La situation est de plus en plus précaire. Elle en est dramatiquement consciente. Chaque soir, quand elle retire ses escarpins et se démaquille devant son miroir, la fatigue de la journée la rattrape, et les chiffres dans les rapports financiers viennent la hanter. Les créanciers se font plus pressants, les dettes s’accumulent, et cet empire de soie et de paillettes vacille sur des fondations beaucoup plus frêles qu’il n’y paraît. Un simple contretemps, une mauvaise nouvelle, et tout pourrait s’écrouler.
Sous le masque des illusions, elle sent parfois sa carapace se fissurer. Une fragilité imperceptible pour le monde extérieur, mais qu’elle ressent au plus profond d’elle-même. Chaque mimique, chaque geste envers elle lui apparaît comme un mensonge, une dissimulation. Et pourtant, elle n’a pas le droit de faiblir. Son père avait construit cette maison avec une ambition inébranlable, une certitude presque arrogante qui lui faisait prétendre que Valmont résistait à tout. Mais Marta doute.
La crainte de l’échec s’insinue en elle comme une ombre persistante. La peur lancinante de ne pas être à la hauteur, de décevoir la mémoire de son père, de voir cet héritage familial, ce joyau patiemment taillé, s’effriter sous ses yeux, impuissante. Chaque décision est un poids sur ses épaules, chaque journée une épreuve où elle joue un jeu subtil pour masquer les inquiétudes qui la rongent. Elle n’a personne à qui se confier, à part Fred, qui, dans ses instants de silence, perçoit cette fragilité en elle.
Combien de temps encore pourra-t-elle interpréter ce rôle ? Combien de temps avant que les murs ne s’effondrent ? Avant que les murmures ne deviennent des cris, que les rumeurs ne se transforment en scandale ? Elle ferme les yeux, se demandant si, un jour, elle pourra se défaire de ce poids.
Mais pour l’instant, sous les projecteurs qui éclairent son quotidien, elle tient bon. Pour son père, pour Fred, pour toutes les petites mains qui font vivre la Maison Valmont. Elle n’a pas le droit de faillir, car tant qu’elle avance, tant qu’elle garde le contrôle, le monde continuera de croire en l’illusion qu’elle a créée. C’est ce qu’elle se répète pour ne pas s’effondrer : « Tant que je me bats, les paillettes brilleront. »
C’est au cours d’une de ces soirées mondaines, où l’élégance et les apparences règnent en maîtres, que Marta a rencontré Arold Debruyne. Héritier par son père d’un petit empire industriel dans le nord de la France et en Belgique, il est l’incarnation d’un certain idéal masculin. Grand, brun, les épaules larges, ses yeux bleus brillent d’une intensité qui semble captiver tout interlocuteur. À cela s’ajoutent un sourire éclatant, étudié à la perfection pour séduire, et une voix grave qui inspire confiance. Dans le microcosme des élites, il est difficile de passer à côté de son charisme indéniable.
Mais derrière cette image, Marta discerne une frustration qu’il dissimule mal. Il navigue avec aisance dans les cercles d’affaires provinciaux, mais il aspire de toute évidence à davantage : une reconnaissance nationale, voire internationale, qui lui échappe encore. Cette reconnaissance aurait pu lui être apportée par sa mère, antiquaire très réputée, connue par les principaux marchands d’art pour lesquels elle a effectué des missions d’expertise. Mais, curieusement, elle s’est peu à peu désintéressée de son fils. D’ailleurs, elle a gardé son nom de jeune fille et on fait rarement le lien entre Arold Debruyne et Hélène Barneau, la célèbre antiquaire bruxelloise.
Depuis plusieurs mois, Arold ne ménage pas ses efforts pour courtiser Marta. Il multiplie les attentions, alternant entre gestes chevaleresques et compliments à la limite de l’excès. « Vous êtes la femme la plus brillante et élégante de Paris, » lui souffle-t-il souvent, avec une insistance qui frôle l’insupportable et confine au ridicule. À chaque rendez-vous, il redouble de démonstrations d’affection : il l’invite dans les restaurants les plus raffinés, commande des vins rares qu’il peine visiblement à apprécier, et tente de se donner des airs d’habitué blasé des lieux les plus huppés. Marta, amusée malgré elle, ne peut s’empêcher de noter ses maladresses. Sous ses airs de séducteur assuré, Arold révèle une gaucherie touchante, presque enfantine, qui détonne dans cet univers de perfection feinte. Les chroniqueurs mondains, quant à eux, se délectent de leurs apparitions ensemble, parlant de Marta et d’Arold comme d’un couple glamour en devenir. Chaque sortie publique de Marta devient une vitrine pour la Maison Valmont, et elle le sait. Interpréter ce rôle, celui de la femme séduite, fait partie du jeu social auquel elle ne peut échapper.
Mais une petite voix intérieure, un murmure qu’elle ne peut ignorer, la met en garde. Arold est peut-être séduisant, mais il y a quelque chose d’indéfinissable qui la retient. Un manque de sincérité ? Une ambition trop visible ? Elle ne saurait dire précisément. Cette réserve ne semble toutefois pas décourager Arold. Au contraire, c’est comme si cette distance imposée attisait son désir de conquête. Dernièrement, il a franchi un pas de plus, proposant à Marta, d’un ton en apparence désinvolte, ce qu’il appelle une solution à ses soucis.
La soirée touche à son apogée au Palais de Tokyo, et, justement, Arold Debruyne apparaît comme par magie. Enfin, un hasard bien calculé, pense Marta quand elle le voit approcher d’elle avec deux verres de champagne, toujours prêt à jouer son rôle de cavalier servant, prévenant et omniprésent. Il lui tend une flûte, ses yeux rivés aux siens, un sourire séducteur aux lèvres.
— Marta, vous êtes absolument radieuse ce soir, comme toujours, minaude-t-il en la détaillant de la tête aux pieds. Et il ajoute :
— Mais je ne peux m’empêcher de sentir une ombre d’inquiétude dans votre regard…
Marta accepte le verre avec un sourire courtois, mais ce sourire est crispé, presque mécanique.
— Permettez-moi encore de vous dire toute ma disponibilité pour vous aider. Vous le savez, n’est-ce pas ? insiste-t-il lourdement.
— Je le sais, répond Marta dans un soupir qu’elle regrette aussitôt, elle ne veut en aucun cas être désobligeante, par lassitude ou agacement, cela pourrait être interprété pour un signe de faiblesse.
Elle sait surtout que Debruyne n’agit pas par pure bonté. Derrière cette offre de service se cachent des projets longtemps ruminés. Elle lit dans ses yeux qu’il ne voit pas seulement en elle une femme fascinante. Pour lui, Marta représente bien plus qu’une simple conquête : elle est la clé d’un pouvoir dont il rêve secrètement. Le Nord et la Belgique c’est bien, mais un peu étriqué pour sa personne, tandis que Paris, c’est quand même autre chose ! Il a bien ses habitudes au romantique Relais Christine et à la célèbre brasserie Fouquet’s, mais il aspire tant à mettre un pied dans le gotha des patrons prestigieux dont l’emploi du temps les mène aux quatre coins du monde ! Un standing bien supérieur à ces déplacements en TGV ou en limousine dans le nord humide de l’Europe.
Elle incline légèrement la tête, ses doigts glissant sur le bord de la flûte de champagne, elle veut avant tout se maîtriser après un nouvel assaut d’Arold Debruyne.
— Je vous remercie, Arold. Mais vous savez, les affaires, c’est souvent un peu comme un défilé de mode. Tout le monde voit le spectacle, mais personne ne connaît les coulisses.
Ces mots, elle les prononce avec une élégance polie, comme un murmure destiné à esquiver sans froisser. Mais au fond d’elle, elle sent que la pression ne cesse de croître, c’est un poids de plus en plus insupportable sur ses épaules. La légèreté avec laquelle elle répond masque la réalité : une inquiétude sourde menace de la submerger.
Arold la regarde, intrigué, mais il perçoit aussi la distance de plus en plus grande que Marta établit entre eux. Il insiste, sa voix se faisant plus persuasive.
— Je ne suis pas n’importe quel spectateur, Marta. Laissez-moi… Si vous me permettez…
— Vous êtes très aimable, Arold. Mais je préfère gérer cela seule. Après tout, l’arrière-boutique est l’âme de ce que nous montrons au monde, dit-elle avant de prendre une gorgée de champagne.
— Marta, si nous étions mariés, tout serait réglé, tu sais. Tu le sais, n’est-ce pas ?
Arold a prononcé ces mots avec une légèreté feinte, un rictus désinvolte accroché à ses lèvres. Pourtant, son regard, intense et direct, trahit la gravité de sa déclaration. Ce n’est pas une simple suggestion en l’air. C’est une proposition soigneusement calculée, visant à placer Marta devant une réalité, celle de son échec inéluctable. Elle ne doit plus ignorer.
Mais c’est surtout le passage soudain au tutoiement qui désarme Marta. Jusqu’à présent, Arold a toujours maintenu une certaine politesse et un grand respect dans sa manière de s’adresser à la jeune femme. Un vous poli, digne, qui, même dans ses compliments les plus appuyés, marquait une frontière subtile, mais tangible. Ce tu, lancé avec une telle familiarité, semble franchir cette ligne sans préavis, comme s’il essayait de revendiquer un lien qu’elle n’a jamais consenti à partager.
Elle sent une bouffée d’agacement, mais aussi de trouble et de colère. Pourquoi ce changement la déstabilise-t-il autant ? Est-ce la sensation qu’il tente de s’immiscer dans une intimité qu’elle ne lui a jamais accordée ? Ou le fait qu’il rend brusquement plus personnel, presque secret, ce qui n’est qu’une manœuvre stratégique ?
Marta ne répond pas immédiatement. Elle se contente de plonger son regard dans celui d’Arold, cherchant à déchiffrer ses intentions derrière ce sourire charmeur qu’il arbore en toutes circonstances.
Était-ce une déclaration sincère, une tentative maladroite de lui offrir un soutien concret ? Ou n’est-ce qu’un écran de fumée pour masquer ses réelles motivations ?
Les secondes s’étirent dans un silence chargé de tension. « Tout serait réglé, tu sais. » Ces mots grincent encore dans son esprit, porteurs d’une vérité qu’elle aurait préféré ignorer. Elle sait exactement ce qu’il sous-entend. Les finances de la Maison Valmont sont précaires, et Arold Debruyne, bien informé, n’a pas tardé à le comprendre.
Dans leur milieu, les rumeurs voyagent plus vite que la lumière. Les murmures sur les difficultés de la Maison Valmont, les créanciers impatients, les délais de paiement qui s’allongent… tout cela forme une toile invisible, mais oppressante se resserrant autour d’elle comme un odieux étau. Arold, avec ses connexions et sa position d’héritier d’un petit empire industriel, n’a pas eu besoin de fouiller bien loin pour saisir la gravité de la situation.
En apparence, il joue le rôle de l’homme providentiel, le chevalier en armure prêt à sauver la princesse et son royaume. Mais Marta n’est pas dupe. Elle sait que cette proposition de mariage d’affaires n’a rien d’altruiste. Derrière ses mimiques se voulant séductrices et ses gestes attentionnés, Arold voit ses propres intérêts. Ce n’est pas tant elle qu’il veut, mais la Maison Valmont. Et ce tu, glissé avec une aisance trompeuse, n’est qu’un outil de plus dans sa tentative de la convaincre qu’ils sont déjà proches et bien sûr unis dans un destin commun.
— Marta…, murmure-t-il après un moment, voyant qu’elle ne répond pas.
Son ton s’est adouci, presque suppliant cette fois, mais cela ne fait qu’ajouter au malaise de la jeune femme.
— Réfléchis-y. Nous serions une équipe incroyable, toi et moi, enfin, je veux dire vous et moi. Ensemble, on pourrait non seulement sauver la Maison Valmont, mais la faire grandir, l’emmener là où ton père aurait toujours voulu qu’elle soit.
Cette allusion à son père, Victor Valmont, serre la gorge de Marta. « Mais de quel droit parle-t-il de mon père ? »
Elle finit par détourner les yeux, posant son regard sur sa flûte à moitié vide. Peser chaque mot avant de répondre est devenu une habitude ces dernières semaines, un réflexe de survie dans ce monde où les apparences et les paroles ont un poids si lourd.
— Ce n’est pas une décision à prendre à la légère, Arold, murmure-t-elle enfin. Le ton est neutre, maîtrisé et froid.
Elle sait qu’il cherche un signe d’encouragement, un indice pouvant montrer qu’elle peut être séduite par son offre, mais elle rejette l’idée de lui donner cette satisfaction.
Dans son esprit, la petite voix qui l’accompagne toujours s’est réveillée, plus insistante que jamais. Marta n’a pas besoin d’un sauveur, encore moins d’un mari qui voit en elle une opportunité affairiste. Et si son refus doit précipiter la chute de la Maison Valmont, alors ce serait son fardeau. Et elle le portera seule.
Le silence se réinstalle entre eux, mais, cette fois, il n’est plus chargé par la tension séduisante des débuts. Il est froid, distant, comme un mur qu’elle a volontairement érigé pour se protéger. Arold, fidèle à lui-même, sourit.
— Réfléchissez, répète-t-il doucement, avant de lever son verre pour trinquer à une proposition qui, pour elle, ne vaut rien. Mais, apparemment, il ne comprend pas et arbore désormais un rictus satisfait. Il est content de lui !
Mais Marta sent son cœur se verrouiller. Un mariage sans amour ? Se résoudre à épouser un homme simplement pour sauver la Maison Valmont ? Ce serait trahir toutes les valeurs qui l’avaient toujours portée, tout ce que son père lui avait inculqué.
Oui, elle voit les avantages : les dettes épongées, la stabilité retrouvée. Mais à quel prix ? À ses yeux, ce serait une capitulation. Elle sait qu’en acceptant, elle se résignerait à être enfermée dans un rôle qu’elle ne pourrait jamais endosser sans se mépriser.
Car au fond d’elle, Marta rêve d’un amour sincère, un amour qui ne se nourrirait pas de calculs froids ni d’intérêts stratégiques. Elle veut un homme capable de la comprendre, de voir au-delà de son statut de PDG, de saisir qui elle est vraiment. Et ce qu’Arold lui offre n’est pas cela. Pour lui, elle n’est qu’un symbole, un moyen de parvenir à ses fins. La perspective d’un tel mariage lui fait horreur.
Elle détourne les yeux, son regard se perd à travers la fenêtre. Paris s’étend devant elle, ses lumières scintillent dans la nuit. Dans cette ville où tout semble possible, elle se promet de trouver une autre solution. Parce que, malgré les apparences, Marta Valmont refuse de se laisser dicter sa vie.
Elle espère que cette surprenante conversation le dissuadera d’aller plus loin, mais elle sait que Debruyne est tenace, et chaque phrase échangée lui rappelle l’étroitesse du chemin sur lequel elle essaie d’avancer.
Elle sait aussi que les ragots vont bon train. Chaque matin, elle appréhende de lire dans le journal ou d’entendre à la télévision « La Maison Valmont, fleuron français de la mode en difficulté… La prestigieuse maison Valmont bientôt en liquidation ?… Qui va reprendre cette maison qui a fait les grandes heures de la haute couture parisienne ? »