Tout commence le 2 avril, en fin d’après-midi, à l’aéroport international de Guarulhos (São Paulo), un groupe de policiers fédéraux attendait avec impatience l’arrivée du passager assis dans le siège 62K du vol KLM 0791, en provenance directe des Pays-Bas. Un peu plus tôt, les autorités néerlandaises avaient signalé ce passager. Elles le soupçonnaient d’être un espion russe utilisant une identité brésilienne. Les agents de la police fédérale brésilienne n’ont pas immédiatement appréhendé le suspect. Ils l’ont longuement interrogé. Celui-ci malgré un fort accent étranger (russe ?) essaya de les convaincre qu’il était de nationalité brésilienne et qu’il ne connaissait pas les raisons de son arrestation et de son expulsion par les Bataves.
Sergey Cherkasov
Son passeport russe le répertorie comme enregistré dans l’exclave de Kaliningrad et les données du registre public montrent qu’il était copropriétaire d’une entreprise de construction de Kaliningrad à l’âge de 19 ans.
Il affirme se nommer Victor Müller Ferreira.
Pour une fois d’accord, les Néerlandais et les Russes disent que son vrai nom est Sergey Cherkasov. Il nie farouchement être un espion. Moscou referme le dossier et ne communique plus aucune information aux Occidentaux. Pour faire court : les Pays-Bas, les États-Unis et le Brésil soupçonnent très fortement Cherkasov-Ferreira d’être un espion, mais d’un genre un peu particulier. Celui des « clandestins », dans le jargon des services secrets. Des personnes (hommes et femmes) généralement recrutées très jeunes par les services de renseignement russes. On les dote de fausses identités et on les expédie dans différents pays pour recueillir des informations de toute sorte (militaires, industrielles, diplomatiques, etc.) susceptibles d’intéresser le Kremlin.
Ces espions sont la crème de la crème. Leur formation est longue et approfondie. Ils sont formatés pour être des espions d’élite pouvant rivaliser d’ingéniosité et d’efficacité avec ceux du Mossad.
Notre homme, Cherkasov ou Ferreira est finalement traduit devant la Cour fédérale et écope de 15 ans de prison pour détention de faux documents brésiliens. Nous sommes en juin 2022. Depuis, il est détenu dans une cellule de la surintendance de la PF de São Paulo. Comme le fut Lula. Mais l’histoire qui pourrait s’arrêter là rebondit. Des journalistes de la BBC montrent que le gouvernement russe agit secrètement, sur le plan diplomatique et juridique pour récupérer Cherkasov (c’est confirmé, c’est bien son nom). Finalement, Moscou demande officiellement à Brasília l’extradition de leur espion. Le STF (la Cour suprême) est seul habilité à se prononcer sur une extradition. On est en août 2022.
Si le STF approuve l’extradition, il appartiendra au président de la République d’autoriser ou non la libération de Sergey Cherkasov. Ceci à quelques semaines de l’élection présidentielle. Bolsonaro reste officiellement en fonction jusqu’au 31 décembre 2022. Lula, président élu, ne pourra prendre des décisions officielles que le premier janvier 2023. En attendant, ni le battu ni le vainqueur ne semble pressé de trancher en dernier recours.
Entre-temps, les Russes s’impatientent. Craignent-ils que leur espion craque et se mette à table en échange d’une réduction de peine ? Toujours est-il que, soudainement, Cherkasov dit vouloir être extradé le plus tôt possible vers la Russie : « Je tiens à réaffirmer que je souhaite être extradé vers la Russie et que je suis d’accord avec les accusations portées par la Russie. J’ai l’intention de répondre aux faits et aux crimes qui me sont reprochés par la Russie dans ce pays dès que possible », déclare-t-il le 11 septembre lors d’une audience du STF. Et là, on découvre qu’en Russie, notre James Bond serait accusé de trafic de drogue et d’associations de malfaiteurs. Les juges sont dubitatifs, car chez Poutine les peines encourues pour ces délits sont bien plus sévères qu’au Brésil où Cherkasov pourrait passer à un régime semi-ouvert dans deux ans ou trois ans, contre plus de vingt ans en Russie.
Du jour au lendemain, silence radio du côté brésilien
Les journalistes de la BBC continuent d’enquêter. Mais l’attitude des autorités a complètement changé. Jusqu’à présent, elles prenaient cette affaire pour ce qu’elle était : une sombre histoire d’espionite ratée dont l’importance diplomatique était fort limitée. Mais fin septembre c’est un étrange silence que l’on oppose aux journalistes.
Et pas seulement du côté russe et de la défense de Cherkasov. Les autorités brésiliennes (dont le STF, le bureau du procureur et la police fédérale) plutôt disertes pendant six mois sur le dossier refusent tout contact avec les journalistes sur le sujet. Il se dit même que certains documents concernant l’affaire auraient été à deux doigts d’être détruits à la demande des Russes !
Malgré tout, la BBC a creusé et a établi les faits suivants :
Sergey Cherkasov utilisait bien un faux passeport brésilien (selon les Hollandais) comme couverture pour agir en tant qu’agent du GRU, l’une des agences de renseignement du gouvernement russe. Il aurait eu, pour première mission à partir d’Amsterdam d’infiltrer la Cour pénale internationale où il était censé effectuer un stage. Il a été établi, à propos des espions clandestins comme Cherkasov qu’ils appartiennent à l’unité 29155 dont les activités ne sont pas moins que « sabotage, subversion et meurtre » !
Détail qui n’en est pas un : il est avéré que l’infiltration de la CPI à La Haye par Cherkasov a député exactement deux mois avant l’invasion russe en Ukraine.
Les services de renseignement néerlandais ont également affirmé que, sous l’identité « brésilienne » de Victor Müller Ferreira, Cherkasov a vécu et étudié aux États-Unis et en Irlande.
Donnacha Ó Beacháin, professeur de politique à la faculté de droit et de gouvernement de l’université de la ville de Dublin, explique qu’il n’est pas surprenant qu’il ait fait ses études en Irlande, mais il est surprenant qu’il se soit fait prendre. Il a ajouté : « Essentiellement, ce sont des agents dormants. Dès leur plus jeune âge, ils se forgent une fausse identité et acquièrent différentes qualifications et références. Ensuite, ils sont utilisés pour infiltrer les organisations occidentales ».
Lors des premiers interrogatoires, il a maintenu la version selon laquelle il était brésilien et qu’il s’appelait Victor. Selon cette version, il était le fils d’une Brésilienne et d’un citoyen portugais né au Mozambique. Les deux, évidemment, seraient décédés depuis belle lurette. Les fédéraux brésiliens ont bien sûr enquêté et n’ont eu aucune peine à réfuter les allégations de l’espion, mais elles découvrent des preuves que Cherkasov est arrivé en tant que citoyen russe au Brésil en 2010 et qu’il a commencé à utiliser la fausse identité de Victor Müller Ferreira dès 2012. Tout au long de la procédure, Cherkasov a avoué avoir utilisé de faux documents brésiliens et a déclaré l’avoir fait pour fuir la Russie parce qu’il avait commis des crimes dans ce pays.
James Bond ou Panthère rose ?
Les fédéraux s’interrogent alors en découvrant que, très tôt, le Russe a obtenu facilement des documents officiels brésiliens comme un permis de conduire, une carte d’électeur et… un passeport (vrai) et même un certificat de… réserviste !
Une source familière du dossier, selon la formule consacrée, interrogée sous couvert d’anonymat, a déclaré que la politique du gouvernement brésilien actuel (Bolsonaro) est d’éviter de rendre l’affaire publique afin de ne pas nuire aux relations diplomatiques entre le Brésil et la Russie. Le ministère des Affaires étrangères (MRE) a refusé l’accès aux communications diplomatiques sur Cherkasov demandé par BBC News Brazil en vertu de la loi sur l’accès à l’information (LAI). Toutefois, les dossiers auxquels BBC News Brazil a eu accès montrent également que le gouvernement russe a donné aux autorités brésiliennes deux positions sur le casier judiciaire présumé de Cherkasov. Dans un premier temps, le gouvernement russe aurait déclaré qu’il n’avait commis aucun crime dans le pays. Dans un autre document, cependant, le gouvernement a changé de position et a commencé à alléguer que le Russe avait un casier judiciaire dans son pays. Quant aux Brésiliens, ils viennent de classer l’affaire secret-défense.
Ce qui au départ n’était qu’un fait divers impliquant un espion plutôt foutraque, devient une affaire d’État. Ce qui expliquerait le soudain silence des autorités brésiliennes. Sergey Vladimirovich, espion de haut vol, ou agent double manipulé à la fois par les Russes et les Brésiliens ?
Nouveaux éléments mis à jour le 15 mars 2023 :
James Bond russo-brésilien (épisode 2)
Sources : BBC, Globo, CR/PF, Foreign Affairs