On en sait un peu plus sur l’espion russe sous légende brésilienne, mais beaucoup de zones d’ombre persistent.
Tout commence donc, au Brésil, le 2 avril 2022, en fin d’après-midi, à l’aéroport international de Guarulhos (São Paulo), un groupe de policiers fédéraux attendait avec impatience l’arrivée du passager assis dans le siège 62K du vol KLM 0791, en provenance directe des Pays-Bas. Un peu plus tôt, les autorités néerlandaises avaient signalé ce passager. Elles le soupçonnaient d’être un espion russe utilisant une identité brésilienne. Mais l’histoire a débuté plus tôt. En juin 2022, les services secrets néerlandais ont empêché un espion russe travaillant pour le renseignement militaire GRU, Sergey Vladimirovitch Cherkasov, d’accéder à la Cour pénale internationale (CPI) à La Haye, qui enquête sur des crimes de guerre en Ukraine. L’espion utilisait une identité brésilienne pour voyager. Les Néerlandais considérèrent Cherkasov comme une menace pour la sécurité nationale et l’ont renvoyé au Brésil.
Sergey Vladimirovich Cherkasov
Sergey Cherkasov utilisait bien un faux passeport brésilien (selon les Hollandais) comme couverture pour agir en tant qu’agent du GRU, l’une des agences de renseignement du gouvernement russe. Les fédéraux s’interrogent alors en découvrant que, très tôt, le Russe a obtenu facilement des documents officiels brésiliens comme un permis de conduire, une carte d’électeur et… un passeport (vrai) et même un certificat de… réserviste !
Ensuite, silence radio. Le Brésil de Bolsonaro ne communique plus sur l’affaire.
Finalement Cherkasov est condamné au Brésil pour falsification de documents, il a quand même surpris les autorités brésiliennes par la manière dont il a réussi à obtenir tout un lot de faux documents d’identité et est resté pratiquement indétectable dans le pays pendant près d’une décennie. Ces derniers mois, cependant, des indices ont commencé à apparaître concernant une partie du réseau qui l’a aidé à falsifier des documents et à conserver son identité en tant que citoyen brésilien normal.
Un dossier conservé dans une sorte de clé USB cachée dans les bois. Un notaire de São Paulo. Un collier Swarovski.
Des documents obtenus par BBC News Brazil indiquent que ce sont là les éléments du dernier épisode impliquant le Russe Sergey Vladimirovich Cherkasov, détenu au Brésil et désigné par les autorités de différents pays comme un agent secret de la Russie.
Ils soulignent que Sergey aurait bénéficié de l’aide d’un clerc de notaire brésilien pour obtenir la délivrance de documents pour l’achat d’un appartement à São Paulo. Pour son aide, il aurait offert à l’épouse du gratte-papier un collier Swarovski d’une valeur de 400 USD, soit un peu plus de 2 100 R $.
Les services de renseignements néerlandais ont toujours affirmé qu’au lieu d’être un étudiant brésilien, Victor Ferreira était en fait Sergey Vladimirovich Cherkasov, un agent secret du FSB, l’un des services de renseignement russes.
Expulsé des Pays-Bas, à son arrivée au Brésil, il a été arrêté, poursuivi et condamné à 15 ans de prison pour usage de faux documents. Il y a reconnu être russe, mais a nié tout lien avec les services de renseignement russes.
Alertée par la possibilité d’avoir un espion international sur les bras, la police fédérale brésilienne a commencé à enquêter sur Cherkasov et a réussi à saisir des documents et des appareils électroniques cachés dans une zone forestière à Cotia dans l’État de São Paulo.
Selon les enquêteurs, ces appareils permettaient au Russe de laisser des messages et de transmettre des rapports sur ses activités à ses agents traitants sur le territoire national.
C’est sur l’une de ces clés USB que les enquêteurs de la police fédérale ont trouvé un fichier contenant un rapport que Sergey aurait fait à l’un de ses contacts et dans lequel il raconte comment le désormais ancien clerc de notaire de São Paulo l’aurait aidé en échange d’un collier Swarovski.
Sous son identité brésilienne, selon les enquêtes, Cherkasov a vécu en Irlande et aux États-Unis où il a suivi des cours dans des universités des deux pays. Il étudié les sciences politiques au Trinity College de Dublin de 2014 à 2018 pour son premier diplôme, puis a obtenu un master dans le cadre d’un prestigieux programme de relations internationales à la Paul H. Nitze School of Advanced International Studies (SAIS) de l’université Johns Hopkins, avec une spécialisation en politique étrangère des États-Unis. Il a été l’élève d’Evgeny Finkel d’origine ukrainienne. Ce dernier déclaré « Je déteste tout ce qui concerne le GRU, lui [Sergey Cherkasov], cette histoire. Je suis si heureux qu’il ait été démasqué ». Finkel a profondément regretté d’avoir écrit une lettre (en 2022) de recommandation pour que Cherkasov effectue un stage à la CPI (La Haye) : « Oui, moi. J’ai écrit une lettre de référence pour un officier du GRU. Je ne me remettrai jamais de ce fait ». L’Universitaire qui milite officiellement contre les crimes de guerre de Poutine croyait sincèrement que son élève était contre la guerre et que lui aussi voulait dénoncer les crimes de l’armée russe et de la milice Wagner.
Pendant ses études en Irlande, Cherkasov est connu des services de contre-espionnage irlandais. C’est avec ses faux documents brésiliens qu’il a obtenu des visas délivrés par les autorités américaines. Son passeport russe indique qu’il est enregistré dans l’exclave russe de Kaliningrad (anciennement Königsberg, entre la Pologne et la Lituanie). Les données du registre public (État civil russe) montrent qu’il était copropriétaire d’une entreprise de construction de Kaliningrad dès l’âge de 19 ans. Son âge est de 36 ans et celui de son alias est de 33 ans (Victor Ferreira).
Une légende parfaite
Les enquêteurs brésiliens et néerlandais ont été soufflés par le savoir-faire de l’espion qui s’était forgé une légende quasi parfaite. Il est quand même passé sous les radars pendant plus de dix ans. Son identité brésilienne était Victor Muller Ferreira, étudiant, mécanicien ou barman selon les circonstances. Le poster de Pamela Anderson sur la porte de son premier petit boulot chez un garagiste brésilien, son dégoût pour le poisson, une mère morte de pneumonie qui collectionnait les papillons, une tante qui lui a légué un missel et un médaillon, l’adresse de son restaurant préféré… Sur divers documents qui figuraient sur la clé USB, on retrouve toute la vie que Cherkasov s’était inventée sous le nom de Victor Ferreira, dont quatre pages qu’il conservait pour bien mémoriser sa vie fictive.
« Ce Russe a procédé à un travail incroyable de transformation depuis douze ans au Brésil, en Irlande, aux États-Unis. Il a passé un diplôme de sciences politiques, un autre de politique étrangère américaine. Son professeur lui a même écrit une lettre de recommandation pour ce stage à la Cour pénale internationale. “J’ai recommandé un espion russe”, regrette-t-il », rapportent les journalistes.
Les preuves recueillies par les autorités néerlandaises indiquent que Cherkasov faisait partie d’un groupe spécifique d’agents de renseignements russes.
En octobre 2022, un autre cas similaire à celui de Cherkasov a été révélé par les autorités norvégiennes. La police locale a arrêté un homme qui serait brésilien et qui agissait en tant que chercheur dans un centre qui étudie les questions liées à l’Arctique…
L’affaire Cherkasov a attiré encore plus l’attention en août 2022, lorsque le gouvernement russe a demandé son extradition. Dans cette demande, les autorités russes ont indiqué qu’il ferait l’objet d’une enquête dans le pays pour des crimes liés au trafic de stupéfiants. Ce qui a suscité la curiosité des personnes connaissant l’affaire au Brésil, c’est le fait que Cherkasov se soit prononcé en faveur de son extradition vers la Russie, étant donné que les peines auxquelles il pourrait être soumis dans son pays d’origine sont plus lourdes que celles auxquelles il serait soumis au Brésil.
BBC News Brazil a contacté la Defensoria Pública da União (DPU), qui agit dans l’affaire de l’extradition de M. Cherkasov. Dans une déclaration, l’organisme a indiqué qu’il ne pouvait pas commenter les éventuelles accusations portées contre lui dans d’autres instances judiciaires.
Lire sur ce site le premier épisode de cette affaire digne d’un roman d’espionnage ICI
Sources : BBC News, Globo, Radio Canada, The Times, Folho de SP.