Et si le carnaval de Guyane était un peu plus inclusif ?

Le carnaval de Guyane, qui a débuté cette semaine, est souvent qualifié par les Guyanais avec fierté, « de carnaval le plus long du monde ». Ce n’est en réalité pas le cas puisqu’il suit fidèlement le calendrier grégorien, les festivités débutant le dimanche après l’Épiphanie et se terminant le mercredi des cendres. La durée du carnaval varie donc de 6 à 9 semaines selon les années. En comparaison celui de Limoux dans le département de l’Aude en France, dure trois mois.

Si le carnaval de Guyane possède une originalité, ce n’est donc pas par sa durée, mais plutôt par son caractère libre et spontané. Pourtant, l’analyse des discours populaires démontre que ces aspects sont rarement pris en considération.

Kourou, 2013

Une attraction touristique

L’idée dominante est de faire de ce carnaval une célébrité mondiale en copiant d’autres carnavals comme Nice, Rio ou Trinidad où les costumes sont présentés comme étant harmonieux et somptueux. Pour ce faire on tente de mettre en avant des particularités qui n’en sont pas.

Anthropologue, maître de conférences habilitée à diriger des recherches, Université de Guyane

Isabelle Hidair-Krivsky maître de conférences en anthropologie de l’éducation, sociale et culturelle, à l’université de Guyane habilitée à diriger des recherches. Elle est spécialiste des questions d’identité, d’immigration et de discriminations. Elle a notamment publié «Manuels scolaires et traite négrière. Quelles places dans nos classes?», «Comment lutter contre le racisme dans nos écoles? Constats et perspectives». Elle est membre fondatrice et a dirigé l’équipe d’accueil MINEA 7485 de 2014 à 2018 et a été vice-présidente du conseil d’administration de l’université de 2015 à 2019. Depuis le 1er septembre 2019, elle est directrice régionale aux droits des femmes, à l’égalité hommes/femmes et à la lutte contre les discriminations.

C’est le cas pour le bal du samedi soir lors duquel seules les femmes se déguisent et sont autorisées à inviter les hommes à danser. Depuis 2014, l’Observatoire régional du carnaval guyanais milite pour l’inscription du « Touloulou » (nom donné à toutes les personnes déguisées durant le carnaval et ici il s’agit des femmes déguisées) au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco. L’idée est de faire reconnaître ce personnage féminin comme étant une particularité guyanaise alors que ce Touloulou qui se rend au bal s’inscrit dans la droite ligne du rite d’inversion carnavalesque (le monde est joué à l’envers). Ce personnage est d’ailleurs très bien décrit par de nombreux auteurs ayant étudié la Sainte-Agathe dans les Pyrénées espagnoles.

La contradiction relevée réside donc dans le fait que des spécificités sont recherchées (souvent là où il n’y en a pas) et que certains regrettent « l’absence de touristes », mais aussi la présence de costumes jugés dégradants (hommes travestis en femmes notamment), le manque de ponctualité des groupes, la violence des jeunes… Certains s’offusquent même de la critique des hommes politiques alors que le lien entre carnaval et politique fait partie intégrante des festivités.

Absence de barrières

Pourtant, là où réside la particularité du carnaval guyanais, c’est justement par l’absence de barrières – au sens propre comme au sens figuré – entre les Touloulous et les « spectateurs » (qui n’en sont pas en réalité).

Ce détail fait de lui un carnaval dans lequel tout le monde est acteur : pas d’applaudissements, pas d’inactifs, tout le monde participe aux festivités ! Cette rencontre « spectateurs »/masques se retrouve particulièrement à l’occasion du jeu d’intrigue avec les « Touloulous » qui ont pour mission principale de tourmenter, de salir ou de faire participer l’assemblée.

Les « jé farin » et « les neg marron » salissent le public en projetant de la farine, pour le premier, et en menaçant de salir avec un mélange de charbon et d’huile pour les seconds.

Les Neg Marron, 2017.

Photo d’Isabelle Hidair-Krivsky

Mais cette rencontre tend à disparaître avec l’arrivée des groupes organisés en association déclarée, répétant des chorégraphies et demandant des cotisations.

Le débordement partie intégrante de la fête

Progressivement la fête se transforme en spectacle débarrassé de tout « débordement ». À l’heure où la principale ville, Cayenne, veut suivre l’exemple des carnavals internationaux, il faut souligner que ce sont exactement ces aspects spontanés qui animent le carnaval des communes éloignées de Cayenne. 

 

Nombreux sont ceux qui ont relayé sur les réseaux sociaux et les médias ces scènes d’aspersions et d’inversion carnavalesques.

De même, le caractère violent du carnaval est souvent décrié et les médias, comme le public, rejettent la responsabilité sur « les jeunes ». La Mairie de Cayenne a interdit l’accès au carnaval aux mineurs de moins de 16 ans non accompagnés, des internautes proposent que les bals soient interdits aux moins de 25 ans.

Là encore, nous constatons un nouveau paradoxe, celui d’une société qui se vante de sa jeunesse (44 % des habitants ont moins de 20 ans ; âge moyen de la population : 27 ans), mais qui ne semble pas savoir quoi en faire. La solution proposée à des jeunes, déjà exclus de la société par le chômage (40 % des 15-24 ans), est donc de les exclure de la fête. Les jeunes sont souvent qualifiés d’indisciplinés et d’ignorants des codes de la fêtes, mais en remontant dans le temps, nous observons que la fête a toujours été liée à la violence, aux débordements et ce, dans de nombreux carnavals.

Le carnaval est ainsi une véritable « cocotte-minute » humaine, un rassemblement subversif, qui, chaque année s’en prend symboliquement et parfois dans la violence, aux représentants des « maux » qui minent la société : le pouvoir politique, les étrangers, la pauvreté, l’infidélité, la crise économique, la maladie…

Violences et frustrations

Il serait pourtant possible d’abaisser le niveau de violence en intégrant les groupes les plus véhéments, en accompagnant leur formation au carnaval de manière à réduire les frustrations qui sont un terreau favorable à la délinquance.

En 2016, le ministère de l’Intérieur a recensé en Guyane près de 3 fois plus de violences volontaires, 4 fois plus de vols violents sans arme et 13,5 fois plus de vols avec arme que dans le reste de la métropole.

Par ailleurs, 63 % de la population n’est pas née en Guyane. Une large majorité de cette population est pauvre – les bénéficiaires des minima sociaux sont trois fois plus importants en Guyane et bon nombre de ces jeunes découvrent la société guyanaise et tente d’en comprendre les codes « sur le tas », mais les natifs eux-mêmes ne sont pas forcément mieux insérés dans le tissu économique et culturel du pays. Par exemple, les enseignants, natifs ou pas, rencontrent beaucoup de difficultés à expliquer l’histoire de ce carnaval, des Touloulous qui déambulent dans les rues ou dans les bals, leur symbolique, leurs codes, leur rôle, leur évolution. Se produit alors une double exclusion : économique lorsque ces jeunes sont issus de familles défavorisées et culturelle lorsqu’ils ne maitrisent pas les codes du rituel.

Développer sa créativité

L’exclusion renvoie un message inconscient dans lequel il est sous-entendu que pour participer à la fête (donc faire partie de la société) il faut posséder les moyens financiers adéquats. Le carnaval reflète le quotidien de ces jeunes auxquels la société laisse entendre qu’ils n’ont pas les moyens culturels et économiques suffisants pour apporter leur contribution. Or, le carnaval est le meilleur moyen de développer sa créativité, de produire à partir de morceaux épars.

L’originalité du carnaval guyanais est sa gratuité. Les Touloulous ont accès gratuitement à la musique produite par les célèbres orchestres des bals grâce aux vidés : ces derniers désignent les bals organisés dans la rue avec un orchestre juché sur un camion.

L’accès aux rues est également gratuit, mais s’est créé au fil du temps un filtre apparu avec la création d’associations, l’organisation de bals privés, la remise de prix lors des parades et la quête de sponsors. C’est un cercle économique qui fait perdre de vue l’extrême pouvoir d’inclusion sociale du carnaval.

Le défi aujourd’hui est d’utiliser cette force pour en faire un outil de l’Éducation nationale afin d’apprendre à ces jeunes à développer leurs talents. L’art, la culture et les artistes peuvent accompagner la réussite scolaire, l’insertion sociale, l’épanouissement de chacun et prendre en charge la citoyenneté. Pensons ainsi à ces musiciens, autodidactes pour la plupart – et qui font danser toute la Guyane durant plusieurs semaines.

Cet article a été initialement publié sur The Conversation. « Nous croyons à la libre circulation de l’information
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